La rédaction de mon mémoire de Master est enfin terminée ! Je vais pouvoir me remettre à écrire des articles pour ce blog et revenir à mon fil conducteur pour mieux comprendre le langage et le phénomène de la conscience, à savoir la phénoménologie. Pour les lecteurs qui n’auraient pas lu mes articles à ce sujet (sur cette page, ici ou là), l’approche phénoménologique est issue du champ de la philosophie (Husserl, Heidegger, Merleau-Ponty). Depuis quelques années, la phénoménologie est appliquée aux sciences cognitives. De plus en plus de chercheurs sont convaincus que l’avenir des sciences cognitives réside dans la mise en relation du fonctionnement neurobiologique du cerveau avec l’expérience vécue et toujours unique de la personne. C’est pour cela qu’une nouvelle discipline, la neurophénoménologie, a été créée par Varela (1996) puis enrichie par d’autres chercheurs comme Bitbol (2006, 2014).
Dans cet article, nous nous intéresserons plus particulièrement au contenu phénoménologique d’une expérience humaine précise, à savoir la démence due à la maladie d’Alzheimer. La phénoménologie interroge le vécu de la personne : comment cela fait-il de vivre l’expérience de la démence, par exemple ? Comment une personne saine, schizophrène ou démente s’investit-elle dans son existence ? En cherchant sur Internet, j’ai trouvé un article scientifique se proposant de décrire le vécu « phénoménologique » des personnes touchées par la démence. Un véritable trésor, que j’ai résumé pour vous dans ce blog.
Mise à nu de la conscience préréflexive
Chez la personne démente, la conscience réflexive est mise à l’arrière-plan : la personne n’est plus capable d’auto-réguler ses processus cognitifs conscients, d’inhiber certains comportements, et d’anticiper les événements de manière flexible : ces fonctions, dites « exécutives », sont altérées. En fait, la faculté d’intégrer l’expérience sous une forme synthétique et cohérente, la faculté de manipuler des concepts, et le « sentiment même de soi » (Damasio, 1999) laissent la place à un autre type de fonctionnement de la conscience, qui nécessite moins de contrôle cognitif. Il s’agit de la « conscience préréflexive », qui soutient la « conscience réflexive ». La conscience préréflexive contient toutes les connaissances sur le monde que nous avons de manière implicite. Par exemple, lorsque nous prenons des notes lors d’un cours, notre conscience réflexive est focalisée sur le contenu du message délivré par le professeur, pendant que la conscience préréflexive accumule sans que nous nous en apercevions des informations sur les bruits ambiants, l’allure générale de notre professeur, les odeurs de la salle, la température qu’il fait, les émotions que l’on ressent, entre mille autres informations. On comprend alors que la conscience réflexive a besoin d’un but, d’un objectif vers lequel elle va se projeter pour mener à bien une action précise. Cet objectif peut consister à prendre des notes, conduire, organiser un voyage, par exemple
Or, on peut observer chez la personne démente une tendance à réfléchir la plupart du temps sur un mode « préréflexif ». Le patient ne va plus se projeter dans le temps ni dans des activités précises, ce qui fait que le cerveau ne va plus trier les informations comme il le faisait avant en vue des objectifs qu’il se donnait. La mince couche de contrôle cognitif et de conscience réflexive qui existait se désagrège comme la peau d’une orange et laisse apparaître à vif, l’immense couche préréflexive de la conscience, qui pourrait être comparée à la chair de l’orange. La perte du contrôle cognitif va de pair avec la perte de la capacité à trier les informations : le patient se laisse envahir par toutes les informations sensorielles qu’il perçoit. Le monde dans lequel il évolue lui paraîtra toujours étranger et hostile, ce qui engendrera de l’angoisse. En particulier, la mise à nu de la conscience préréflexive met le patient face à toutes ses émotions, qu’auparavant il contrôlait. Le patient va alors être « bombardé par ses affects qu’il ne peut comprendre et qu’il ne peut relier à rien ». C’est pourquoi la communication affective, couplée avec un environnement apaisant, prend une place primordiale avec les personnes démentes.
Estompement de la « présence » ou retrait du monde
La personne saine « se projette » dans le monde, ce qui engendre incertitude et d’angoisse, en général suffisamment bien supportées par les gens pour ne pas entraver leur volonté de s’investir, à leur niveau, dans le monde. Cette « projection » doit être comprise de manière très générale, en tant que capacité de la personne à être investie dans des projets d’avenir, mais aussi dans des relations humaines familiales, d’amitié ou de travail, par exemple. La projection dans le monde concerne tous les champs d’action qui sont possibles pour une personne. Par exemple, avec mes deux jambes valides, je sais que j’ai la possibilité de faire le tour du monde, ou d’apprendre la danse, ou de me mettre à l’athlétisme ! Bien que cela prendrait beaucoup de temps et que je n’en ai pas envie pour l’instant, cela est inclus dans mes possibilités d’action dans le monde en ce moment. Ainsi, on peut dire que la faculté de projection de soi-même est quasi infinie chez un sujet sain. D’où certaines angoisses existentielles chez les jeunes, qui se demandent quoi faire de leur vie. Chez la personne âgée, on observe un mouvement inverse de retrait du monde qui va de pair avec un « estompement progressif » de la personne. Chez la personne démente, les possibilités d’agir dans le monde se réduisent encore plus drastiquement par les déficits d’orientation dans l’espace et dans le temps, alors que chez la personne âgée qui « réussit » son vieillissement, les possibilités d’agir se voient certes limitées avec les pertes physiques, cognitives et sociales inhérentes à l’avancée en âge, mais on n’observe pas un retrait massif du monde, puisque ce retrait est compensé par une volonté de transmettre ce qu’on est à la génération suivante. Quant aux possibilités d’interaction avec autrui, elles ne restent possibles chez la personne démente que dans la mesure où le monde objectif duquel la personne démente s’est retirée n’entre pas en compte dans l’échange. C’est pourquoi seule la communication affective sera finalement préservée. Les auteurs suggèrent que cette mise à nu de l’expérience préréflexive, génératrice d’un chaos spatio-temporel et émotionnel ainsi que d’un retrait du monde, pourrait être mise en parallèle avec l’atrophie corticale observée chez les déments : seuls les « réseaux nécessaires au fonctionnement préréflexif » resteraient activés.
Perte du langage et sentiment d’étrangeté au monde et à soi-même
Les auteurs de l’article rappellent que la notion de logos en grec renvoie, entre autres, au fait de manifester ou montrer (en opposition à cacher). La capacité de langage signifierait la possibilité, chez un sujet sain, de se montrer à l’autre tel qu’il est vraiment, mais aussi de découvrir une signification qu’il n’avait pas imaginé auparavant (cela renvoie à la faculté créatrice du langage). Le langage serait une des manières que le sujet sain a de se projeter dans le monde ; or, nous avons déjà vu précédemment que le malade n’est plus capable de faire cela. La perte progressive du langage dans les démences témoignerait du « retrait » du malade du monde qui l’entoure. Le malade, devenu incapable de se projeter dans le monde par l’intermédiaire du langage, perdrait alors la capacité à rendre le monde cohérent et habitable : c’est la perte de « la maison de l’être ». Le malade ne pouvant plus rendre son environnement compréhensible, humain, et familier, n’aurait d’autre choix que de se réfugier hors du monde : dans son propre corps. Or, à un stade très avancé, ce retrait des possibilités langagières rendrait le malade non seulement étranger au monde mais aussi à lui-même : finalement, son champ de conscience se réduira à des ressentis émotionnels exacerbés ainsi qu’à des « processus végétatifs » stables et répétitifs, hors du champ d’exploration permis par l’utilisation du langage.
Après avoir lu cet article, nous avons désormais une vision beaucoup plus riche de la manière dont l‘expérience de la démence peut être vécue. Néanmoins, l’étude de la phénoménologie des démences pourrait être enrichie d’une étude de l’expérience vécue « en première personne », en recueillant le compte-rendu verbal des sujets concernés par la démence, dans la mesure du possible. Enfin, les auteurs suggèrent une mise en relation entre les déficits de nature « phénoménologique » des patients déments (mise au premier plan de la pensée préréflexive, perte de la capacité de se projeter dans le monde allant de pair avec un retrait à l’intérieur des limites du corps et des émotions) et les pertes neuronales observées, ce qui pourrait être davantage exploré.
Sources :
Bitbol, M. (2006). Une science de la conscience equitable. L’actualite de la neurophenomenologie de Francisco Varela. Intellectica, 43(2006), 135–157.
Damasio, A. (1999). Le sentiment même de soi. Corps, émotions, conscience. Editions Odile Jacob.
Varela F.J. (1996). Neurophenomenology: a Methodological Remedy for the Hard Problem,Journal of Consciousness Studies,3, pp. 330-349.
Vion-Dury, J. et al. (2012) « Phénoménologie des démences. (2) « L’awareness » sans le « self » et le double estompement dans la maladie d’Alzheimer », PSN 2012/2 (Volume 10), p.29-44.
Bitbol, M. (2014). La conscience a-t-elle une origine ? ED. Flammarion, 730 pp.
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