Jusqu’où est-on responsable d’une rééducation orthophonique ?
Plasticité, philosophie et marge de liberté
Dans le cadre d’un entretien accordé à Philosophie Magazine, la philosophe contemporaine Catherine Malabou nous livre ses réflexions passionnantes sur les liens entre philosophie et biologie.
La notion de plasticité apparaît d’abord chez un philosophe, Hegel, dans la Phénoménologie de l’esprit (1807). Ce terme désigne la manière dont un sujet accueille la nouveauté.
- Le sujet peut se montrer « rigide et refuse de se laisser transformer en quoi que ce soit par ce qui lui arrive » : c’est l’attitude de « rigidité ».
- A l’inverse, il « est totalement malléable et versatile, et renonce alors à résister au changement pour adopter continuellement de nouvelles identités » : c’est la « flexibilité ».
- De manière plus nuancée, il peut s’ouvrir « à la modification tout en résistant à la déformation » : c’est la « plasticité ».
Catherine Malabou rappelle que « la dernière attitude est pour Hegel la seule attitude philosophique possible : le sujet reçoit sa propre forme, mais jamais passivement, il forme ce qui le forme ».
Ainsi, Catherine Malabou nous aide à mieux distinguer la plasticité de la flexibilité. La plasticité consiste à se laisser former (ou modeler) par le monde qui nous entoure tout en résistant un peu et donc en restant nous-même, alors que la flexibilité implique d’être tourné et retourné dans tous les sens, au risque de perdre le nord. « L’être humain est plastique, pas flexible ».
Si la plasticité se rapporte à une attitude psychologique de plus moins grande capacité d’ouverture sur le monde, il s’agit aussi d’une réalité qui s’inscrit dans notre corps même. Au niveau biologique, nous possédons certes un programme génétique qui détermine notre apparence, notre développement et notre manière de nous comporter dans le monde, mais les recherches sur l’épigénétique nous ont fait prendre conscience que l’environnement et les choix que nous faisons exercent une influence indéniable sur l’expression de nos gènes, et par conséquent sur notre santé, nos comportements, nos apprentissages… Nous sommes donc modelés par nos gènes tout en ayant la possibilité de moduler leur expression. La plasticité au niveau de nos gènes est une réalité.
Au niveau cérébral également, nous sommes certes tous pourvus d’un cerveau dont la construction de base est déterminée génétiquement et qui est précâblé en vue de nombreuses fonctions dont l’apprentissage du langage, mais nous savons aujourd’hui que le cerveau se forme tout au long de la vie grâce aux connexions synaptiques. C’est ce qui fait dire à Catherine Malabou que notre cerveau est plastique. Par conséquent « nous sommes (…) responsables de notre cerveau, de la manière dont nous traitons nos neurones ».
Responsabilité et étonnement
A partir des réflexions de Catherine Malabou, je vais tenter de mettre en lien le concept de plasticité avec le sentiment de responsabilité que nous éprouvons lorsque nous parvenons à réaliser un projet ou une création, en l’occurrence une prise en charge orthophonique. On l’a vu, rien n’est complètement joué une fois pour toutes sur les plans génétique et cérébral. Ainsi, une marge de liberté nous est offerte à un niveau que les scientifiques croyaient à jamais déterminé, celui de la biologie. Mais si la plasticité nous rend libres de nous modeler comme nous le souhaitons jusqu’à un certain point, le revers de la médaille est le poids de notre responsabilité face à cette liberté qui nous est accordée.
Jusqu’où sommes-nous libres et responsables dans ce que nous réalisons ? Cette question m’est venue suite à un sentiment d’étonnement éprouvé dans le cadre de ma profession d’orthophoniste. J’ai eu à plusieurs reprises l’occasion de mener à bien des prises en charge qui ont donné des résultats positifs, mais ces effets eux-mêmes m’ont étonnée. Bien que je sois fière des compliments que j’ai quelquefois reçus des familles des patients, j’ai l’impression de ne pas les mériter. Pourquoi ce sentiment d’étonnement, alors qu’il serait plus logique que je trouve normal qu’une prise en charge apporte des changements concrets ? Davantage qu’un manque de confiance en moi, il révèle en tout cas que j’éprouve de la distance entre le résultat de mon action et moi-même. Je pense que l’énergie du thérapeute mise en œuvre dans l’action, et en particulier dans la rééducation, agit en quelque sorte de manière autonome, elle vit sa propre vie, car c’est le patient qui reçoit cette énergie et qui choisit de l’investir ou non. Nous voyons parfois arriver des petits patients avec un gros trouble articulatoire, et nous sommes étonnés lorsqu’ils reviennent après les vacances en ayant beaucoup progressé. Est-ce vraiment le fruit de nos efforts ? Nous avons certes contribué à ce que cet enfant améliore sa parole, mais c’est cet enfant qui a progressé, nous ne lui avons apporté que des conseils qu’il s’est ensuite appropriés et qu’il a généralisés à l’extérieur du bureau de l’orthophoniste. Cela m’étonnera toujours que l’on me remercie, même si c’est très gratifiant. A l’inverse, il nous arrive de beaucoup nous investir dans une prise en charge et alors que la rééducation a déjà commencé, les parents demandent l’arrêt des séances au bout de quelques semaines. Échec de la prise en charge… Là aussi, l’étonnement est de mise : comment aurais-je pu prévoir cela ?
Obligation de moyens, non de résultat
Si je suis bel et bien responsable de la manière dont je traite les neurones de mes patients (pour reprendre la formule de Catherine Malabou) et si je suis bien l’auteur de la manière dont j’ai choisi de conduire un projet de rééducation, le résultat obtenu, positif ou négatif, est souvent source d’étonnement, comme si une mise à distance entre moi-même et les fruits de mon travail s’imposait. Mon explication est qu’en tant que thérapeutes, nous avons contribué à mettre au monde quelque chose qui est à la fois nous-mêmes (le fruit de nos efforts) et à la fois totalement différent de nous (les effets concrets de la thérapie sur le patient) : c’est cela créer une œuvre, et dans ce mot, j’inclus bien sûr les effets concrets d’une prise en charge orthophonique. Dans une rééducation, nous choisissons des activités destinées à apporter un mieux-être dans la communication du patient, mais l’énergie que nous déployons pour le patient semble ne plus nous appartenir, une fois le patient l’ayant reçue. C’est pour cette raison que je suis toujours étonnée, je me répète, lorsque l’on m’attribue les résultats concrets (positifs ou négatifs) d’une thérapie.
Ce sentiment d‘étonnement face à notre œuvre, qui nous apparaît à la fois intérieure et étrangère à nous-mêmes, pourrait-il faire partie de la condition humaine de manière plus générale ? L’œuvre (les résultats d’une thérapie, un travail achevé…) n’est-elle pas, au fond, que l’expression concrète du désir que nous avons de nous projeter dans le monde et de nous rendre utiles ? J’ai alors repensé à la notion de désir – au sens de Françoise Dolto, qui signifie l’énergie qui nous anime pour communiquer avec autrui- qui est toujours quelque chose de nouveau et d’inconnu pour le sujet même de ce désir. Il me semble, pour l’avoir vécu, que le désir de se dépasser est chez l’être humain si fort que lorsque ce désir se réalise concrètement, l’être humain ne le reconnaît plus comme sien. Nous nous sommes tellement projetés (comme dirait Merleau-Ponty), nous nous sommes tellement dépassés que notre œuvre nous dépasse. Le sentiment d’étonnement face à notre œuvre réalisée nous fait prendre conscience de la vie autonome de notre œuvre, telle un enfant que nous avons mis au monde nous-mêmes mais qui vit sa vie de manière totalement nouvelle. Quelle qu’elle soit, une œuvre, telle un enfant, est vouée à se détacher de nous : une toile, de la musique, un livre, un morceau de musique, une fois créés, ne sont plus dans notre esprit isolés mais au contraire livrés aux regards extérieurs et en attente de rencontrer la sensibilité d’autrui. Notre création s’échappera toujours de nous car elle est vouée à la rencontre avec autrui, nous ne pouvons donc pas la posséder, d’où notre sentiment d’étonnement face à ce que nous avons créé.
L’étonnement que nous éprouvons devant notre œuvre révèle un paradoxe fascinant : nous ne nous reconnaissons plus comme possesseurs de notre œuvre, qui est à la fois l’expression la plus intime de nous-mêmes et l’expression la plus socialisée de notre désir de partage et de communication. Créer, c’est s’étonner que nous ne possédons plus ce qui vient pourtant du plus profond de nous-mêmes.
Notre sentiment d’appartenance et notre responsabilité s’arrêtent alors lorsque l’œuvre est terminée. Ce qu’elle advient une fois créée ne nous appartient plus. C’est pour cela, il me semble, que nous ne pouvons nous reconnaître « auteur » que dans la mise en œuvre de la prise en charge orthophonique, et non dans ses effets concrets. Nous ne sommes pas entièrement responsables des résultats d’une rééducation, mais des moyens que nous avons choisis pour la réaliser. C’est ce qui doit nous rendre humbles et plus conscients des limites et des possibilités qui nous sont offertes en tant que thérapeutes.
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Merci pour cette réflexion !
Je pense soudainement à ces familles différentes qui se situent plutôt dans un déni de l’action possible de la prise en charge sur l’évolution de l’enfant.
Qu’en penses tu Raphaëlle ?
Question intéressante ! Je n’ai pas encore rencontré ce type de famille, mais dans le cas où les parents projetteraient d’emblée des attentes négatives sur l’évolution de leur enfant, je penserais qu’il s’agit de la part des parents d’une remise en cause de nos compétences. Du coup, la pris en charge ne démarre pas dans une ambiance positive de folie… Mais si les parents amènent leur enfant en séance d’orthophonie, c’est qu’ils espèrent logiquement, au fond d’eux-mêmes, des progrès. C’est alors aussi le rôle de l’orthophoniste de tout faire pour valoriser l’enfant et ses progrès, mêmes minimes, aux yeux de ses parents… En espérant que les parents se mettent à voir leur enfant avec des yeux neufs. C’est vrai que notre rôle est aussi de changer les représentations que se font les proches du patient, afin que l’enfant se sente valorisé et que son entourage investisse positivement la prise en charge.
As-tu un exemple où tu aurais fait face à ce genre de famille ?