Le philosophe, le cerveau et les rêves

Rêve


« Rêves, cerveau, individuation » : voici l’intitulé alléchant de la conférence que je propose de résumer dans cet article. Cette conférence dont l’écoute est disponible gratuitement a été donnée par le professeur de philosophie Claude Debru dans le cadre des séminaires Les lundis de la philosophie organisés par l’ENS.

 

Un savant mélange


Claude Debru est un philosophe avide d’exploration et d’expériences, dans une perspective pluridisciplinaire. Il aime comprendre les idées et les Hommes de manière concrète : cela lui confère un point commun avec les chercheurs scientifiques qui s’intéressent au fonctionnement du cerveau. Pendant les années 1980, Claude Debru a fait une curieuse expérience de philosophe, ou plutôt une jolie expérience de curiosité, la « plus excitante » de sa vie à l’entendre. Il s’est plongé dans le quotidien d’un laboratoire de neurosciences auprès du neurobiologiste Michel Jouvet. Ce dernier cherchait à comprendre le rôle des rêves mais se trouvait dans une impasse théorique. C’est pourquoi il a fait appel à un philosophe, en l’occurrence Claude Debru, qui s’intéresse à la critique des méthodes scientifiques (épistémologie). La collaboration entre l’homme de sciences et le philosophe a été féconde, puisqu’elle a abouti à créer une nouvelle hypothèse scientifique concernant le rôle du sommeil paradoxal. Nous y reviendrons tout à l’heure.

 

Les sciences du rêve


Claude Debru nous invite d’abord à reprendre l’histoire des sciences du rêve, qui ont été l’occasion pour des chercheurs de différentes disciplines de formuler des théories sur les fonctions des rêves. En particulier, les neurosciences et la biologie ont permis de révéler les mécanismes cérébraux et les aspects comportementaux des rêves.

Dans les années 1950, les techniques de neurophysiologie et de neurobiologie expérimentale se sont beaucoup développées. Elles consistaient en l’enregistrement de l’activité électrique cérébrale sur le scalp (EEG), l’enregistrement de l’activité électrique de groupe de neurones par des électrodes implantées chez l’animal, la pratique de lésions et les sections localisées chez l’animal, et des stimulations cérébrales chez l’animal ou chez l’homme, notamment chez des patients épileptiques. Les chercheurs les plus ambitieux recherchaient des corrélations entre ces mécanismes physiologiques (par exemple, on a longtemps recherché un pattern électroencéphalographique particulier associé au phénomène du rêve) et des phénomènes psychologiques. En 1953, on a découvert que des mouvements occulaires pendulaires, rapides et conjugués (les deux yeux bougent en même temps dans la même direction) étaient associés aux rêves. En effet, les personnes réveillées pendant ces phases de mouvements occulaires rapides ont pu raconter des souvenirs de rêves. En particulier, William Dement a concentré ses efforts sur la recherche d’une possible corrélation entre les phénomènes physiologiques du sommeil et les concepts psychanalytiques. Cette recherche n’a pas abouti, bien que Dement ait réussi à trouver un pattern EEG particulier associé aux mouvements occulaires rapides pendant le sommeil léger. En 1956, Jouvet découvre le sommeil paradoxal, qu’il a supposé être le support neurophysiologique du rêve, même si la présence de rêves a aussi été démontrée pendant le sommeil lent dans les années 1980. Le sommeil paradoxal se définit par une activité cérébrale révélatrice de la dimension comportementale du rêve dans la formation réticulée, le diencéphale, l’amygdale et le cortex d’une part, et une absence de tonicité musculaire d’autre part : c’est pourquoi il a été appelé « sommeil paradoxal ».

L’aspect comportemental qui a lieu pendant le sommeil a été découvert grâce à des expériences menées sur les chats, chez qui Jouvet a lésé une partie du cerveau responsable de l’inhibition motrice (le locus céruléus). Les chats se sont alors mis à réaliser des coups de patte comme s’ils chassaient une souris, à réagir à des agressions fictives, et à exprimer certaines émotions comme la peur ou la menace, alors qu’ils étaient en train de dormir. La destruction du locus céruléus a montré que cette petite structure était vitale pour l’inhibition motrice pendant le sommeil. En 1965, on découvre que certaines molécules chimiques (noradrénaline, sérotonine, entre autres) sont impliquées dans le sommeil.

Au niveau biologique, il se passe quelque chose de très intéressant pendant le sommeil paradoxal. Il s’agit de l’activation très grande des gènes dans l’hippocampe (structure impliquée dans la mémoire émotionnelle). Cette activation génétique se manifeste par une fabrication importante de protéines issues de l’ADN au cours du sommeil paradoxal.

Les scientifiques ont ainsi apporté des éléments neurophysiologiques, comportementaux et biologiques associés à l’activité onirique.

 

L’hypothèse du philosophe : rêve et individuation


Claude Debru, tout philosophe qu’il est, connaît donc très bien la neurophysiologie et la biologie du rêve. Il existe 170 théories qui visent à expliquer la fonction (ou les fonctions) des rêves. Michel Jouvet, le neuroscientifique avec lequel Claude Debru a collaboré, avait pour sa part imaginé, en voyant les chats au cerveau lésé réaliser les comportements de base de l’espèce féline pendant qu’ils rêvaient (chasser, griffer…), que le cerveau aurait besoin de réinscrire jour après jour les comportements de base de l’espèce dans la structure du cerveau, mais cette hypothèse séduisante a été infirmée. En effet, la suppression du sommeil paradoxal n’entraîne pas la suppression de ces comportements de base. La dimension comportementale du rêve (normalement inhibée, sauf si le locus céruléus est lésé) ainsi que son caractère itératif au cours de la nuit (plusieurs épisodes de sommeil paradoxal se succèdent au cours de la nuit) ont beaucoup intrigué notre philosophe. Il a alors a formulé l’hypothèse que la dimension comportementale du rêve pouvait être très importante pour l’individu.

La réflexion de Claude Debru s’appuie sur les données scientifiques qu’il a pu accumuler et comprendre grâce au contact des neurosciences. D’après Debru, il est intéressant de savoir que le sommeil paradoxal apparaît à un certain moment de l’évolution des espèces, avec les oiseaux, c’est-à-dire avec la propriété de l’homéothermie, qui permet à l’animal de conserver une température corporelle intérieure stable et en grande partie indépendante de l’environnement. Grâce à l’homéothermie, l’organisme est libéré des contraintes de température liées à l’environnement. Le sommeil paradoxal apparaît alors en corrélation avec le phénomène de régulation du milieu interne de l’organisme : ces deux phénomènes pourraient être liés.

D’autre part, chez l’être humain, la quantité de sommeil paradoxal décroît avec l’âge, de même que la plasticité cérébrale, gardienne du caractère unique du cerveau humain selon Claude Debru. Le sommeil paradoxal, grâce à son rôle dans la consolidation de la mémoire et de l’apprentissage, permettrait au cerveau de l’individu de devenir de plus en plus unique et différent des autres cerveaux au cours de la vie de l’individu. Selon les termes employés par Claude Debru, « le sommeil paradoxal entraînerait la variance phénotypique des comportements » concernant la mémoire et l’apprentissage. Le sommeil paradoxal pourrait alors avoir un rôle dans la consolidation de la variation épigénétique au cours de l’existence de l’individu (évolution de l’expression des gènes suite à aux interactions de l’individu avec son environnement). Autrement dit, chaque être humain a un cerveau qui devient de plus en plus unique, parce que le cerveau évolue de manière individualisée en fonction des apprentissages et des expériences propres à l’individu qui les vit : c’est le résultat de la plasticité cérébrale. Par exemple, chez un pianiste, la zone motrice commandant les mouvements des doigts sera plus développée que chez un non-pianiste. Cette plasticité retentirait sur lexpression des gènes au cours de l’existence, et ces variations génétiques créées au cours de la vie de l’individu seraient mémorisées et rejouées dans nos rêves, ce qui expliquerait pourquoi les rêves concernent très souvent les actes de la vie quotidienne réalisés par l’individu les jours précédents.

L’hypothèse de Debru rejoint la philosophie : les rêves seraient les gardiens de l’individuation du cerveau. En effet, le terme d’individuation relève de la philosophie. Les philosophes, tel Leibniz, tout comme les neuroscientifiques, ont postulé que le rêve aurait pour rôle le maintien d’une liaison entre l’avenir et le passé qui fait la continuité de l’individu (consolidation des apprentissages, entretien de la créativité, « tri » ou désencombrement des informations stockées dans le cerveau…). Claude Debru suggère à l’avenir de rechercher l’existence de troubles du sommeil avec des troubles mnésiques acquis, tels que l’amnésie antérograde (trouble dans lequel le patient ne peut plus rien apprendre de nouveau). D’autre part, pour Claude Debru, il est possible que des fonctions psychodynamiques viennent « se greffer » sur des fonctions biologiques préexistantes, ce qui serait une hypothèse à approfondir. Le rêve combinerait alors plusieurs fonctions : biologiques, (épi)génétiques, comportementales et psychologiques à la fois, les unes ne venant pas exclure les autres.

Claude Debru tient à conclure sa conférence par un conseil donné aux philosophes mais qui pourrait s’appliquer à tous ceux qui cherchent à comprendre l’être humain : aller explorer au-delà de son champ de connaissances, ne pas hésiter à aller voir ce qui se passe dans des laboratoires de neurosciences si on est un philosophe par exemple. Grâce à ces passerelles pluridisciplinaires, les scientifiques et les philosophes auront gagné en ouverture d’esprit et en liberté de créer de nouvelles hypothèses plus créatives qu’auparavant.

 

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