Les objets et le lien thérapeutique

Les objets sont omniprésents. Les objets parlent de nous. Plus que des compagnons utiles de nos vies, ils font partie intégrante de la manière dont se déroulent les interactions entre les gens. Mais au fait, quels sont leurs rôles dans la communication lors d’une relation entre soignant et soigné ?

 

Faire des liens, mettre en commun, s’ajuster à l’autre

 

Les objets créent la possibilité d’un espace partagé circonscrit par la fonction thérapeutique du soin. Le téléphone est souvent le premier médiateur pour entrer en contact avec un orthophoniste, prendre rendez-vous, informer d’un imprévu, joindre des tiers associés à la prise en charge comme les médecins. Le smartphone peut permettre de maintenir le lien en dehors de la séance, dans mon cas par exemple lorsque certains de mes patients ou leurs proches me font suivre des vidéos pour partager avec moi leurs progrès, ce qui manifeste l’existence d’une alliance thérapeutique.

On fait tous cela, et nos patients également : le smartphone s’avère bien utile pour rechercher une information qui manque – une orthographe, un mot, un conseil. C’est un bras droit que l’on a toujours dans sa poche qui offre une base de connaissances et de données infinies qui permettent de soutenir l’imagerie mentale et renforcer le stock lexical des patients.

Au cabinet, il y a de nombreux objets également. L’interphone, la salle d’attente et ses chaises, créent une sorte de sas, un entre-deux, une transition entre l’espace public et l’espace thérapeutique soumis au secret professionnel. La porte entre le bureau et la salle d’attente délimite clairement une frontière.

Une fois à l’intérieur, il y a une horloge, un minuteur, qui à leur tour forment une délimitation, immatérielle, il s’agit de la durée de la séance. Cet espace de temps, identiquement partagé par le soignant et le thérapeute, est une des bases de la relation de soin.

Le professionnel peut choisir de jouer sur certains éléments dans la pièce comme la luminosité, le mobilier, la décoration, la création de plusieurs espaces, pour adapter le lieu au plus près des besoins des patients, créer plus rapidement un sentiment de proximité et d’aisance dans la relation, et aussi travailler d’une manière qui soit en accord avec sa personnalité – je pense à la médiation animale en particulier.

 

Ces objets participent incontestablement à créer du lien, à susciter le dialogue, à aider d’un coté le patient dans sa thérapie et de l’autre le thérapeute dans son organisation.

 

Et puis il y a les objets qui ne peuvent pas être mis en commun, certains objet qui communiqueront paradoxalement sur l’impossibilité d’être partageables sauf accord entre les personnes en présence. C’est le cas de certains objets qui délimitent un espace personnel : la chaise où la personne s’assoit et celle où elle pose ses effets personnels, le coin du bureau dédié à l’administratif et où sont posés l’ordinateur, le lecteur de carte vitale, le téléphone fixe, le téléphone portable de chacun, le côté du bureau dédié au professionnel et celui destiné au patient et à sa famille.

 

Certains objets peuvent-ils affaiblir le lien ?

 

La réponse est affirmative, d’après l’étude menée par Luc Bonneville et Sylvie Grosjean en 2009 au Québec. Là-bas, la nécessité de coordonner les soins dans l’intérêt de l’efficacité des suivis s’est traduite par l’obligation d’écrire sur un ordinateur portable des notes de l’intervention réalisée par les soignants au domicile des patients. Les deux auteurs ont recueilli des témoignages de soignants paramédicaux qui ont exprimé se sentir parfois gênés pour maintenir vivant le lien thérapeutique, l’outil informatique pouvant interrompre et réduire le temps dédié à l’interaction en face à face.

Dans ma pratique à domicile, lorsque je propose des médiations techniques, la majorité de mes patients adultes se sent plus à l’aise avec des activités papier-crayon, ou des activités réalisables en modalité orale uniquement, plutôt qu’en manipulant une tablette ou un ordinateur. Erwann fut une exception : avec cet adolescent diagnostiqué autiste et TDAH qui ne trouvait pas de thérapeute en cabinet, l’ordinateur que j’ai apporté chez lui fut la seule médiation possible pour un travail sur l’orthographe et la pragmatique du langage. Avec d’autres patients, je me souviens avoir été très enthousiaste il y a 5 ans lorsque j’ai fait l’acquisition d’une tablette tactile à glisser dans mon sac à dos pour me rendre à leurs séances à domicile, mais finalement je l’utilise essentiellement comme support de travail avec des patients pour des activités précises comme les jeux de langage pour travailler le lexique, ou les fonctions attentionnelles et mnésiques en modalité orale. Les troubles neurovisuels, praxiques, rendent compliqués un travail en modalité visuelle surtout lorsque l’image à l’écran bouge trop facilement ou que les reflets de la lampe empêchent le patient de voir correctement. Le contact avec les outils informatiques est susceptible de raviver chez certaines personnes, pas forcément toutes très âgées, un sentiment d’incompétence voire d’anxiété, alors que la visée première d’une séance consiste à ce que le patient se sente valorisé, à l’aise avec le thérapeute et les outils de médiation. 

Dans le centre de jour où je travaille à temps partiel, j’ai un bureau équipé d’un ordinateur. Quand la personne qui est avec moi en séance travaille sur l’ordinateur, je m’assois près d’elle pour voir ce qu’elle fait et l’aider si elle le demande, verbalement ou par son attitude. De par cette proximité physique et surtout ce positionnement côte-à-côte, le patient peut se sentir à la fois soutenu par une présence bienveillante, et concentré sur sa tâche. François, un adulte d’une trentaine d’années, a été d’accord avec moi pour remplacer les images du jeu de mémoire Nanu? qu’il affectionne, par les mots écrits correspondant aux images. Lors de la transcription des mots qui a pris quatre séances, ce jeune homme très anxieux a pris le temps dont il avait besoin pour écrire chaque lettre et il s’est senti fier de lui quand il a réussi à taper sur les bonnes lettres, à terminer un mot, à manipuler les flèches du clavier ainsi que la souris. A voir ses sourires et sa fierté d’avoir réussi, nul doute que cette activité sur l’ordinateur lui a beaucoup apporté. 

L’usage de l’outil informatique me paraît problématique lorsqu’il crée une sensation de barrière entre le thérapeute et le patient. Pour l’anecdote, j’ai le souvenir de rencontres assez perturbantes avec des professionnels de santé qui ne m’ont presque pas regardée lorsqu’ils me parlaient, en particulier un ophtalmologiste chez qui ce comportement était très marqué. Dès le début de la consultation, il avait les yeux fixés sur sa tablette pour prendre les données médicales dont il avait besoin. J’ai eu le sentiment de ne pas compter pour lui en tant que personne et j’en ai été blessée même si l’objectif médical de la consultation a été atteint. Dans un centre où je travaillais avec des adultes handicapés, une des cadres avait suggéré de rédiger les notes de chaque séance, appelées transmissions, pendant la séance qui déjà durait seulement 30 minutes. Ce projet institutionnel n’a finalement pas encore abouti, mais il me semble que ce temps de rédaction devrait pouvoir se faire après les séances, comme je l’ai déjà vu faire dans des foyers ou des maisons de retraite médicalisés, pour consacrer le temps précieux de la séance à interagir avec le patient. Aussi pratique soit-il, l’ordinateur devrait à mon sens rester à sa juste place et je dirais même plutôt au second plan, comme un simple outil parmi d’autres. Il s’agit de ne pas se laisser envahir par ce type d’outil, et de veiller à laisser une place de qualité à l’espace d’interaction de personne à personne, au contact visuel, et aux signaux de communication envoyés par le patient présent devant nous. C’est la raison pour laquelle les séances en « présentiel » me paraissent essentielles à conserver plutôt que les séances par vidéo interposées.

Pour conclure cet article, prenons un peu de hauteur grâce à la sociologie. La présence des objets dans une relation fait entrer en interaction, et donc en tension et en conflit potentiel, plusieurs types d’espaces appelés « territoires du moi » décrits par le sociologue Erving Goffman. Ce sont « l’espace personnel, la place, l’espace utile, le tour, l’enveloppe, le territoire de la possession, les réserves d’informations, les domaines réservés de la conversation ». Je compte y revenir plus en détail dans un prochain article mais en attendant, voici ce que l’article de Bonneville et Grosjean m’inspire sur le thème qui nous concerne.

Dans le cas où le patient se rend dans un cabinet médical, le « territoire » du praticien (son cabinet) doit négocier avec l’ « espace personnel du patient » (qui peut se montrer incommodant par une utilisation inadaptée du téléphone portable, par une attitude de non-respect envers les lieux, ce qui reste peu fréquent heureusement). A domicile, c’est le « territoire » du patient qui doit accueillir dans de bonnes conditions l’ « espace utile » du praticien (matériel de thérapie) et son « espace personnel » (manteau, sac), et cela peut être rendu difficile par la configuration des lieux, par la transition entre vie privée et séance quand le patient doit éteindre la télévision par exemple ou répondre à son téléphone fixe, et même faire de la place chez lui au moment où le praticien arrive pour qu’il puisse s’assoir, et poser les objets nécessaires au déroulement de la séance. Le « territoire » du patient visité à domicile doit négocier en outre avec l’ « espace personnel » du thérapeute qui doit trouver une place où poser ses affaires, parfois demander où il peut mettre son parapluie mouillé, car dans ce cadre le soignant est accueilli par le soigné. Il est parfois difficile de concilier les différents espaces chez un patient pour favoriser les meilleures conditions possibles pour sa thérapie.

 

Quels que soient les lieux où se déroulent les soins, les objets qui sont présents viennent nourrir ou affaiblir la relation. A nous, soignants et en particulier orthophonistes, d’en avoir conscience pour préserver au mieux notre capacité à offrir un espace de soins qui soit aussi un espace d’échanges, parce que nous sommes convaincus que l’être humain se nourrit avant tout de la communication avec ses semblables pour grandir. 

 



 

Liens cités dans l’article :

Luc Bonneville et Sylvie Grosjean« L’ordinateur portable en soins à domicile : l’espace interactionnel soignant/soigné en mutation », Questions de communication [En ligne], 15 | 2009, mis en ligne le 01 août 2011, consulté le 09 mai 2021URL – DOI.

Goffman E., 1956, La mise en scène de la vie quotidienne. Les relations en public, trad. de l’anglais par A. Accardo, Paris, Éd. de Minuit, 1973.

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