Mémoire, perception et orthophonie

saut-ciel


Cet article est une réflexion sur les liens entre la théorie de la cognition incarnée et le système sémantique. Vous y trouverez une « expérience Labortho » ainsi que trois fiches à imprimer pour travailler avec vos patients.


Pensée et représentations sensorielles


Selon le philosophe français Maurice Merleau-Ponty, notre système perceptif est de nature synesthésique. Notre cerveau ferait inconsciemment des associations spontanées entre plusieurs modalités sensorielles (la vue et l’ouïe par exemple), mais nous n’en avons habituellement pas conscience car la culture a façonné notre manière de voir le monde. Ce ne serait pas le cas pour tout le monde apparemment, puisque les personnes intellectuellement précoces associeraient les voyelles avec les couleurs, les notes de musique avec les chiffres…, et en auraient conscience.

« La perception synesthésique est la règle et, si nous ne nous en apercevons pas, c’est parce que le savoir scientifique déplace l’expérience, et que nous avons désappris de voir, d’entendre, et, en général, de sentir, pour déduire de notre organisation corporelle et du monde tel que le conçoit le physicien, ce que nous devons voir, entendre, sentir. » (Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, 1945)

Or, Merleau-Ponty rappelle de façon très juste que les mots constituent un arrachement à la forme concrète de nos perceptions. Un mot est bien plus qu’une suite de phonèmes qui renvoient à un référent concret : il est d’emblée une généralisation de notre expérience (le signifié). Ainsi, à ce « toucher primordial » où toutes les perceptions sont indifférenciées, se rajoute la couche des mots qui viennent organiser rationnellement notre expérience subjective pour lui donner une réalité objective et communicable.

Y a-t-il une séparation définitive entre la perception préverbale de nature synesthésique et le langage ?


Hypothèse Labortho


Plutôt que d’opposer ces deux expériences de façon binaire, on pourrait envisager un compromis : et si de manière inconsciente, l’expérience synesthésique était toujours présente et jouait toujours un rôle dans la formation des concepts ? Cela signifierait que l’on réactiverait sans le savoir des perceptions sensorielles multimodales lorsque nous évoquons des mots. Les représentations sémantiques seraient alors profondément ancrées dans les perceptions sensorimotrices, validant les théories actuelles de la cognition incarnée.


Cognition incarnée et représentations mentales


On pourrait dire de Merleau-Ponty, dont l’ouvrage Phénoménologie de la perception a été publié en 1945, qu’il est l’un des premiers représentants de la théorie de la cognition incarnée :

« La vie ‘mentale’ ou culturelle emprunte à la vie naturelle ses structures et (…) le sujet pensant est fondé sur le sujet incarné ».

Pour lui, l’être humain utilise les possibilités naturelles offertes par la nature et en fait quelque chose de nouveau, ce qu’il appelle la « transcendance » . Ainsi, le larynx initialement destiné à la respiration, à la déglutition et à l’expression primaire des émotions a été utilisé pour une fonction nouvelle, le langage articulé permettant une communication plus élaborée.

Plus récemment, le chercheur américain Lawrence W. Barsalou (1999) a créé la « théorie des symboles perceptuels » qui repose sur l’idée que le cerveau simulerait les caractéristiques sensorielles et émotionnelles associées aux concepts qu’on évoque, même en l’absence de l’objet réel.

Ses recherches se fondent sur le concept de cognition incarnée (embodied cognition ou grounded cognition en anglais). Pour lui, la cognition entière est fondée sur les expériences perceptives. Le système sémantique utilise les aires cérébrales dédiées au traitement des informations visuelles, auditives, tactiles, gustatives, olfactives, proprioceptives et émotionnelles. Les concepts sont considérés comme des représentations non pas abstraites mis associées à l’expérience sensorimotrice : on parle de concepts analogiques.

Par exemple, lorsque l’on pense à un « verre de coca », une simulation de toutes les caractéristiques de cet objet va se produire dans notre cerveau : les aires visuelles s’activeront comme si on voyait vraiment la couleur de cet objet, de même que les aires cérébrales associées à son odeur, à son goût, et aux émotions et expériences concrètes qui y sont liées.


Nevers : Un système sémantique associé aux expériences sensorimotrices


Dans La mémoire dans tous ses états (2002) Brigitte Nevers défend quant à elle la conception d’une mémoire épisodique multidimensionnelle et distribuée. Elle cite une étude réalisée par Moyer (1973) et Paivio (1975) dans laquelle les participants doivent répondre le plus vite possible à des questions portant sur la comparaison de la taille entre deux animaux. Les participants ont répondu plus vite lorsque les tailles des animaux étaient proches l’une de l’autre. Manipuler des images mentales reviendrait en somme à manipuler des images réelles.

En 2001, Nevers et son équipe ont proposé une expérience où les participants devaient juger si une image et un son étaient correctement associés (exemple : chat/miaulement). Certaines images ont été présentées préalablement aux participants, alors que les sons ne leur ont été montrés que dans la seconde partie de l’expérience. L’hypothèse était que les images présentées au préalable allaient avoir un effet sur le temps de réponse. Les résultats ont confirmé les attentes des chercheurs : lorsque le son et l’image n’étaient pas correctement associés, les participants ont répondu plus rapidement lorsqu’ils avaient déjà vu les images que lorsque les images étaient nouvelles. Selon l’auteur, « la première présentation des images devait activer et renforcer des représentations auditives », ce qui a été confirmé.

Les représentations sémantiques seraient donc codées de manière multimodale dans les différents systèmes sensoriels.

Nevers relate enfin une étude de Wu et Barsalou. En 2001, ils ont proposé une tâche d’évocation de propriétés à partir d’un concept donné. Aucune consigne particulière n’a été donnée. Or, il s’est avéré que les participants produisaient les mêmes réponses que les sujets ayant pour consigne d’utiliser l’imagerie mentale.

Une tâche de vérification de propriétés menée ensuite par Salomon et Barsalou en 2001 leur a permis de vérifier que les seules compétences linguistiques uniquement amodales (abstraites) n’étaient pas en cause.


Expérience Labortho
Evocation à partir des mots « oiseau » et « tasse de café »

J’ai moi-même voulu tester l’hypothèse de Barsalou, à savoir que les représentations mentales activent avant tout nos expériences sensori-motrices et émotionnelles, en proposant à mon entourage une tâche d’évocation.

La question « Pouvez-vous me dire tout ce qui vous passe par la tête quand vous entendez « oiseau » et « tasse de café ? » a été posée à dix personnes que je tiens à remercier au passage. Voici les résultats obtenus :


« Oiseau » :

• émotions : gaieté

• sensations visuelles : petit, joli, plumes, couleurs (2 fois), multicolore, bleu

• situations où s’inscrit l’objet : vol (deux fois), cage, forêt, ciel (deux fois), voler, chant (deux fois), sautille, picore

• associations plus abstraites ou linguistiques : liberté (2 fois), beauté, perroquet, rêve, le petit oiseau va sortir, liberté d’aller où l’on veut, voyage, légèreté, pigeon, pie, aigle, chant, oie, canard, das Vogel (allemand), pattes, moineau


« Tasse de café » :

• émotions : calme, douceur, sérénité, amour, charme, dégoût

• sensations tactiles : chaud (trois fois), brûlant, chaleur (trois fois)

• sensations visuelles : marron, fumée (deux fois), noir

• sensations gustatives : odeur enveloppante, odeur, bonne odeur, amer

• situations où s’inscrit l’objet : hiver (deux fois), copine, ragot, matin (deux fois), céramique, cigarillo, cuisine, chocolat, brume, maman, sucre (deux fois), miel, Mézières, tartine grillée, terre, miam, goûter, repos, mamie Café, moment de détente, feu, cuillère, tasse (deux fois), table

 

On peut observer que les situations vécues par les participants ou associées aux concepts sont davantage évoquées spontanément. Les émotions et les sensations ont également une belle part dans les réponses. On peut supposer aussi qu’en fonction du mot concerné, les participants seront amenés à évoquer plus ou moins leurs caractéristiques sensorielles (celles-ci sont plus présentes pour « tasse de café » que pour « oiseau ») ou les concepts abstraits qui y sont liés (l’oiseau, comme on l’a vu, va être associé à l’idée de liberté et de voyage… et il est intéressant de remarquer que c’est aussi un symbole de liberté dans notre culture).


Pour aller plus loin


• Et vous, qu’est-ce qui vous passe par la tête quand vous pensez à une tasse de café ou à un oiseau ?

• Que se passerait-il si on demandait la même chose à des patients présentant des troubles du système sémantique ?

• Je vous propose également trois fiches à imprimer dans lesquelles les patients présentant des troubles du système sémantique seront amenés à activer les représentations perceptives et sensorielles liées aux mots présentés.

 

> Télécharger 3 fiches pratiques (27 ko)


Consigne pour le patient :

Fiche 1 : lire tous les mots évoquant le « sucré » (ou « le salé »)
Fiche 2 : lire tous les objets « qui font du bruit » (ou qui n’en font pas)
Fiche 3 : lire tous les mots évoquant le froid (ou la chaleur)


N’hésitez pas à laisser votre commentaire et… Joyeuses fêtes !


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2 commentaires sur “Mémoire, perception et orthophonie

  1. Anne Gaucher

    Merci pour cet article de fond et les fiches

  2. Pascale

    Merci !! Et bonne fin d’année 2014 ! J’adore lire tous ces articles… je me sens intelligente après 😉 et j’aime beaucoup ce sentiment…

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