Les termes « malade », « patient » et « usager » (des soins médicaux) ne sont pas interchangeables, bien que leur point commun soit la référence au « soigné ». Le philosophe Guillaume Le Blanc nous explique les raisons de cette coexistence de termes différents pour désigner la personne malade. Ces termes ont chacun un sens bien spécifique, ils se répondent mais ne se recouvrent pas nécessairement, et surtout, ils renvoient à trois expériences différentes et parfois contradictoires dans l’univers vécu de la maladie.
Être malade : un vécu intime
Est malade la personne qui ressent une atteinte de son intégrité physique et/ou psychique. Le malade se sent blessé, trahi par son corps qui n’est plus (ou pas) capable de s’adapter aux « normes de vie » (Canguilhem) auxquelles il était habitué, ou à celles qui sont facilement vécues par les autres, les bien-portants. La maladie est créée par le sentiment intime, subjectif d’être malade. Le malade n’a pas forcément besoin d’un avis médical pour savoir qu’il est malade. De fait, le malade peut aussi être considéré comme celui qui est seul avec sa maladie, dans le sens où cette dernière n’a pas encore été validée par un diagnostic médical. La solitude du malade se révèle aussi dans le sentiment qu’il éprouve d’être à l’écart du monde des bien-portants. Le malade est également coupé de lui-même, trahi par son propre corps qu’il ne reconnaît plus, la maladie faisant irruption en lui comme un intrus.
S’il n’a pas encore reçu de mots pour authentifier sa maladie, le malade est angoissé, car il n’a personne pour le rassurer ou pour le soigner. Mais cette solitude est aussi le moment où le malade n’est pas encore « pris » dans le système médical. Le malade, seul avec sa maladie, est encore dans son monde familier (même si la maladie vient troubler la familiarité qu’il éprouvait avant avec son corps) par opposition au monde étranger incarné par les représentants de la science médicale (ce monde médicalisé qui va poser un regard extérieur par rapport à son vécu subjectif). De ce fait, le malade est en quelque sorte libre par rapport au système médical, car sa maladie n’est pas médicalisée, pas encore étiquetée. Le malade n’est pas (encore) entre les mains de ceux qui auront du « pouvoir » sur lui de par leur savoir médical.
En résumé, le terme de « malade » renvoie avant toute chose à l’expérience intime et solitaire de la vie du malade.
Être patient : un vécu socialisé et médicalisé
On comprend alors qu’un malade n’est pas forcément un patient : il le devient lorsqu’il désire guérir avec l’aide du corps médical (à condition que ce dernier dispose d’assez de place pour accueillir un nouveau patient). Un malade qui pratique l’auto-médication n’est pas un patient. Le patient qui décide d’arrêter son traitement perd son statut de patient, bien qu’il puisse continuer à être malade. En effet, pour Guillaume Le Blanc, la condition pour être institué comme patient est d’être diagnostiqué et soigné (de suivre un traitement). Nous pensons toutefois qu’il ne faut pas opposer ces deux étapes du soin (diagnostic et traitement). Recevoir le patient pour un diagnostic est déjà une forme de traitement, dans la mesure où le soignant va rassurer, poser les mots justes, et donner des conseils au soigné, sans forcément le revoir, ou alors le revoir à distance pour faire le point. Il peut également arriver que le vécu de patient précède celui de malade, comme lorsqu’une pathologie est détectée suite à des examens sanguins ou à des biopsies. La nécessité de suivre un traitement (qui peut aller jusqu’à subir une opération chirurgicale) peut alors être difficilement acceptée par le patient, qui peut même nier pendant quelque temps la gravité de la maladie qu’on lui a découverte et mettre en doute les traitements proposés.
Quel que soit le mode d’entrée dans le vécu de patient, la condition pour le devenir est nécessairement l’entrée en relation avec un professionnel de la santé. Alors que le malade est situé à l’extérieur du champ médical, le patient y est inclus. Le malade se vivait comme un « je », et le patient se vit comme un « tu », car il est désormais l’interlocuteur d’un professionnel de santé. Sous le terme de « patient » se cache aussi de manière subtile une vision normalisée du malade : le « patient » est le « bon malade », celui qui prend son mal en patience, celui qui accepte docilement les médicaments que le médecin lui prescrit. Ainsi, l’acceptation, l’obéissance, la confiance envers le corps médical font partie du vécu du patient. A ce propos, le dictionnaire Littré de 1981 définit le patient comme celui qui confie sa vie dans les mains du chirurgien… Cette médicalisation implique l’inscription du patient dans une relation (médicale) plus ou moins (dés)équilibrée en faveur du corps médical. La construction de la relation thérapeutique comporte, en effet, deux risques : celui pour le patient de ne pas parvenir à trouver les mots justes pour décrire sa souffrance (l’expérience vécue est difficilement traduisible en mots pour la communication), et celui pour le professionnel de santé de s’enfermer dans un jargon médical qui n’entre pas en résonance avec le vécu du patient. Heureusement, nous pensons qu’un lien authentique peut exister entre le monde du malade et celui du corps médical, notamment grâce à l’empathie. Ce lien soignant-soigné partage certaines caractéristiques avec l’amitié, comme nous l’avons déjà abordé dans un autre article. Le patient ainsi que le professionnel de santé peuvent apprendre l’un de l’autre et parvenir à se comprendre malgré leurs univers et leurs « jeux de langage » opposés.
Être usager : exercer sa conscience citoyenne
Le terme d’usager est à la fois de plus en plus utilisé et valorisé dans le milieu médical. De prime abord, parler d’une personne malade ou d’un patient comme d’un usager peut sembler surprenant, voire dérangeant. C’est ce que j’ai ressenti lorsque j’ai commencé à travailler dans un centre d’accueil de jour pour adultes atteints de troubles autistiques. S’agit-il d’une volonté de valoriser les personnes accueillies en les considérant moins comme des patients (passifs) que comme des citoyens acteurs de leur vie, et même comme des acteurs à part entière dans la société ? En effet, il s’agit bien de cela, et plus encore, comme l’explique le philosophe Guillaume Le Blanc.
D’abord, rappelons que la notion d’usager relève du droit. Cette notion fait généralement référence au droit d’usage des services publics (routes, transports, administrations, eau potable…) pour lesquels la communauté des citoyens paie des impôts. Appliqué au domaine du soin, le terme d’usager insiste sur la dimension citoyenne voire éthique du droit au soin : la société doit garantir à tout citoyen des soins de bonne qualité. Avec l’entrée dans les mœurs du terme d’ « usager », le soin est englobé dans le domaine plus vaste de la politique. Le code de la santé publique oblige les établissements de soin à mettre en place des commissions d’usagers chargées de veiller à la qualité des soins. La reconnaissance de la citoyenneté des malades est ainsi encouragée.
Des critiques s’élèvent contre cette volonté de transformer le malade en usager. Ne va-t-on pas trop loin dans la médicalisation de l’existence ? Ne nie-t-on pas la souffrance psychique du malade qui devrait non seulement supporter le poids de sa maladie, mais encore assumer les exigences de citoyenneté que lui impose le statut d’usager ? Selon Guillaume Le Blanc, la construction d’une identité politique fait partie de l’identité de sujet malade, au même titre que l’identité de patient. L’homme, même malade, doit avoir la possibilité d’être sujet de (et dans) la relation de soin. Pour cela, il doit avoir la possibilité de critiquer les soins offerts par les institutions médicales, afin de les améliorer, comme ces patients dialysés d’une clinique en région parisienne qui avaient fait grève un jour de 1982 pour protester contre la mauvaise qualité des soins. L’attitude critique n’est possible qu’en tant que citoyen, c’est-à-dire usager des soins. Par l’exercice de la fonction d’usager, une nouvelle façon, plus libre et plus créative, de se vivre sujet des soins médicaux, devient possible.
La généralisation de la notion d’usager est aussi le révélateur d’un phénomène de société actuel par lequel les normes médicales prennent une place de plus en plus marquée dans la vie des citoyens. La frontière entre le médical et le non médical est aujourd’hui floue. En effet, certaines catégories de citoyens, pas forcément malades mais considérés comme plus fragiles, sont vus comme des patients potentiels, tels les enfants et les personnes âgées, à qui l’on s’adresse en priorité lors des campagnes de vaccination. La médecine prédictive peut même créer de nouveaux patients qui bénéficieront d’un suivi médicalisé s’il s’avère qu’ils courent le risque de développer une pathologie : par exemple, dans le cas où un risque de diabète est découvert, la personne devra suivre un traitement. De même, un mode de vie « non sain » entraînant une augmentation de l’hypertension artérielle fait entrer une personne non malade dans la catégorie des personnes à risque de développer une pathologie… Le soin et l’hygiène de vie tendent à se confondre.
Par ailleurs, parce qu’elle implique le patient dans l’ensemble plus vaste des citoyens, la notion d’usager permet de redéfinir les relations soigné-soignant, en encourageant les patients à agir de manière plus active dans leur parcours de soin. Les progrès techniques (miniaturisation des appareillages techniques notamment) ont permis aux patients d’être plus autonomes dans la gestion de leurs soins, par le fait notamment qu’ils puissent se soigner à domicile (en particulier dans les maladies chroniques). Les diabétiques peuvent mesurer eux-mêmes leur taux de sucre dans le sang, adapter leurs injections et leur alimentation, les malades rénaux peuvent se dialyser eux-mêmes… Nous évoquions plus haut les commissions d’usagers devenues obligatoires dans les établissements de soin. Le patient est désormais invité à être un agent, à entrer dans un processus de « subjectivation de soi par le soin ».
Contradictions dans les vécus de la maladie
Nous pouvons à présent appréhender la profondeur du vécu de la maladie à travers ces trois dénominations, qui sont celles de malade, de patient et d’usager. Les expériences de malade, de patient et d’usager sont souvent vécues en même temps par le malade, à des degrés divers. En bénéficiant d’un soin, la personne n’est pas seulement une personne privée (comme dans le cas du malade seul avec sa maladie), ni une personne dont la maladie est socialisée par la médicalisation (comme dans le cas du patient nécessairement inscrit dans une relation avec un professionnel de santé). La personne soignée peut exprimer sa dimension citoyenne, sa conscience d’appartenir à une communauté de personnes qui a les mêmes droits qu’elle et qui a une influence sur la qualité des soins. Il peut alors être difficile pour le malade de se reconnaître lui-même dans ces trois réalités : à la fois en tant que malade, patient et usager. Ne risque-t-il pas de s’y perdre, de se sentir morcelé par tant d’identités répondant chacune à des normes spécifiques ?
Trois contradictions dans le vécu de la vie malade (qui concernent les vécu de « malade » et de « patient ») méritent d’être explicitées. Le temps vécu du patient n’est pas celui du malade. La prise en charge médicalisée est faite d’interruptions (on parle d’ailleurs de chaîne de soin) : la personne se rend pendant quelques jours voire mois à l’hôpital ou chez le médecin. La relation soignant-soigné est limitée dans le temps et dans l’espace. Le temps du patient est morcelé. Celui du malade est au contraire homogène, continu : le malade l’est toujours (24h/24) et en tout lieu, avec n’importe qui.
La qualité du vécu du malade se confond avec l’intensité, le degré de sa maladie tel qu’il la vit intimement, alors que la qualité du vécu du patient est socialisée et technicisée, du fait qu’on lui applique un protocole de soin en fonction de son diagnostic médical.
La notion de guérison peut être très différente pour le malade et pour le corps médical. Cet écart s’explique par le fait que la guérison est avant tout marquée par le retour à la norme biologique pour le médecin et qu’elle marque la fin du traitement et donc la fin de la relation de soin, alors qu’elle est pour le malade une valeur existentielle qui implique une appréciation subjective et intime, le sentiment d’avoir retrouvé l’intégrité de son corps, lié au sentiment de la suppression durable de sa maladie.
Des pistes pour aider le soigné à se réinventer
Encore une fois, la philosophie nous aura été d’une grande aide pour mieux comprendre ce qui se cache sous l’apparente évidence de l’expérience du vécu de la maladie. Cette expérience comporte (au moins) trois strates différentes : celle du malade, qui donne la priorité au vécu subjectif de la maladie, celle du patient, qui inscrit ce dernier dans une relation thérapeutique complexe, et enfin celle d’usager, qui donne les moyens au soigné d’exercer son jugement critique sur une scène élargie de nature politique et citoyenne. La polysémie de la vie malade nous fait prendre conscience de ces multiples dimensions qui habitent le soigné (il est souvent à la fois malade, patient et usager) et qui nous habitent (personne privée, personne socialisée, personne politique). S’ils peuvent être déroutants pour le malade qui vit de manière intime une blessure voire un morcellement de son identité, ces différents vécus de la vie malade sont une invitation pour le malade à exercer (« faire usage ») et à inventer de nouvelles formes de subjectivation.
Cette réflexion nous semble être un guide utile pour les thérapeutes, dont les rôles peuvent s’organiser autour de ces trois axes. Les professionnels de santé devraient donner au patient les moyens d’investir à nouveau les relations avec autrui, en se réconciliant avec l’une ou plusieurs de ces trois dimensions de la vie (personnelle, sociale, citoyenne). Comme nous invite à le voir Guillaume dans son article sur l’utilisation de l’empowerment, le thérapeute aidera le patient à (ré)investir sa relation à lui-même (reprendre confiance en lui, mieux se connaître), mais aussi les relations avec le thérapeute qui va agir comme un facilitateur et un médiateur entre les ressources du patient et celles de son entourage, et enfin les relations avec l’entourage voire avec la communauté des citoyens (collaboration avec le milieu éducatif/professionnel, avoir en priorité comme objectif pour le patient l’autonomie la plus large possible au sein de la société). La subjectivité d’une personne malade est multiple, et le thérapeute, s’il veut la respecter, ne doit négliger ni l’empathie pour comprendre son vécu intime, ni la technique médicale pour répondre à son désir de mieux-être, ni son rôle de médiateur entre le soigné et la société, dans laquelle la personne malade doit (re)trouver son identité et sa place d’être humain.
Labortho est aussi sur Facebook !
N’hésitez pas à partager vos commentaires.