Pour Merleau-Ponty, nous communiquons avant tout parce que nous sommes « engagés » dans un monde avec lequel nous interagissons constamment par l’intermédiaire de notre corps. Celui-ci, ni pur objet ni pur esprit, est doté d’un mécanisme spécifiquement humain : l’intentionnalité. C’est via ce mécanisme que nous pouvons nous connecter au monde, le « reprendre » à notre propre compte, pour ensuite y apporter notre contribution personnelle, nous y « projeter » pour le modifier. Cette capacité de « reprise » et de « projection » est donc à la base de la communication humaine et de la créativité.
Pour mettre en pratique notre intentionnalité et activer celle du patient présentant des troubles mnésiques, je vous propose des exercices inspirés de jeux de langage qui existent déjà (qu’on peut notamment trouver dans les Supports verbaux, les ouvrages de Françoise Estienne…) et des activités inspirées de techniques d’improvisation théâtrale, en les rendant accessibles aux patients. Ces activités ou « jeux » sont avant tout destinés à faire vivre l’interaction entre l’orthophoniste et le patient d’une manière concrète et vivante.
Petit aparté concernant l’improvisation: des ateliers d’improvisation ont été mis en place à destination des personnes atteintes de la maladie d’Alzeimer en Belgique, à Charleroi. Et ça marche! Pratiquant moi-même l’improvisation en amateur, j’ai eu envie de m’inspirer de ces techniques pour rendre mes rééducations plus spontanées. Mais l’impro’, ça ne s’improvise pas ! Il faut respecter certaines règles, être à l’écoute de l’autre, savoir proposer quelque chose de cohérent avec ce qui précède… la dimension pragmatique du langage y est très sollicitée.
Au cours des activités proposées, le thérapeute conservera son rôle de soignant (empathie, bienveillance, prise en compte de la pathologie, aide si le patient en manifeste le désir ou sil est visiblement gêné, encouragement à poursuivre et félicitations…), et l’accent est mis sur la communication d’une manière telle que les deux partenaires soient, autant que possible, sur un pied d’égalité. Les exercices proposés sont assez simples, afin d’éviter la mise en échec du patient (les plus simples, ceux que j’ai déjà pas mal testés et qui passent bien en séance seront mis en italiques). Ainsi chacun des partenaires de l’échange pourra réellement s’exprimer en tant qu’ « être communicant » et faire vivre sa créativité.
Ludiques et interactifs, ces activités font avant tout intervenir deux personnes engagées dans une relation sur le plan langagier, émotionnel et corporel. C’est pourquoi je préfère aux termes de rééducateur et de rééduqué la notion de « partenaires » (P1 et P2). Ainsi, P1 (souvent le thérapeute) propose quelque chose à P2, qui va le reprendre pour à son tour apporter un élément qui sera en cohérence avec P1. Dans l’idéal, P2 prendra la place de P1, c’est-à-dire qu’il pourra lui-même proposer quelque chose. Lorsque le patient sera invité à proposer un élément à la suite du thérapeute, il ne sera pas complètement mis en situation d’incitation verbale (où il doit proposer quelque chose à partir de rien) car il pourra s’appuyer sur les propos du thérapeute.
Objectifs principaux des « jeux d’interaction » proposés:
– Faire vivre la créativité du patient : l’échange est une création commune, où l’action de l’un motive l’action de l’autre
– Donner la possibilité à chacun des deux partenaires de s’appuyer sur l’autre pour pouvoir proposer quelque chose de nouveau et de cohérent avec ce qui précède
– Favoriser l’ancrage de chaque partenaire dans la situation présente : travail de l’écoute, de l’attention, de la flexibilité cognitive, du maintien en mémoire de l’objectif de l’activité
– Faire vivre concrètement le fait que la communication se base sur un partenariat. On n’est jamais seul quand on communique, on peut se reposer sur l’autre et même se faire aider par lui sans avoir honte.
Je proposerai plusieurs catégories d’activités interactives:
Les jeux d’interaction utilisant le code symbolique (mots ou chiffres)
– à partir d’une lettre:
P1 propose une lettre, P2 donne un mot qui commence par cette lettre, P1 aussi,etc
En suivant les lettres de l’alphabet, P1 dit un mot commençant par A, P2 dit une lettre commençant par B, P1 dit un mot commençant par C…
– partir d’une syllabe:
P1 propose une syllabe, P2 donne un mot qui commence par cette syllabe (exemple: pa, parasol) et P2 propose à son tour une syllabe
– à partir d’un mot:
P1 propose un mot, P2 doit donner un mot qui commence par la dernière/deuxième lettre du mot précédent, P1 fait de même avec le mot de P2 (exemple: pluie, lait, algue…)
P1 pioche un mot (étiquette) et l’épelle à P2, P2 donne le mot et pioche à son tour une étiquette pour épeler un mot à P1,…
P1 donne un mot, P2 donne un autre mot qui a un lien de sens avec le mot précédent, etc
P1 écrit un mot, P2 doit écrire un mot qui rime avec le précédent/un mot qui contient au moins une lettre du précédent…
A l’écrit P1 et P2 doivent former une phrase: P1 écrit un premier mot, P2 écrit le mot suivant, P1 écrit le troisième mot. On doit aboutir à une phrase grammaticalement correcte.
Devinettes à l’oral: P1 pioche un mot (étiquette) et donne quelques indices sur le mot, P2 trouve le mot et pioche à son tour une étiquette pour faire deviner un mot à P1
P1 pioche un mot dans une enveloppe et invente une phrase avec ce mot, P2 invente une autre phrase avec le même mot, P1 essaie d’inventer une autre phrase…
P1 propose un nom commun accompagné d’un adjectif, P2 trouve un autre adjectif pour ce nom…
Prendre 12 mot (6 chacun): P1 commence une histoire en intégrant l’un de ses 6 mots, P2 continue le récit en intégrant l’un de ses 6 mots, P1 continue le récit avec un autre mot…
– à partir d’une phrase:
J’aime/mais je n’aime pas: exemple, P1 dit « j’aime les fruits », P2 enchaîne en disant « mais je n’aime pas les légumes », P1 dit « j’aime les sardines », P2 dit « mais je n’aime pas les grillades »…
P1 commence une phrase (« il fait chaud, je vais…… »), P2 la termine (« à la plage »), P1 trouve une autre fin (« Il fait chaud, je vais manger une glace »), P2 tente de trouver une autre fin aussi (« me rafraîchir »)…
P1 commence une histoire et s’arrête en plein milieu ou à la fin d’une phrase, P2 enchaîne pour continuer l’histoire et s’arrête, P2 reprend le flambeau…
A l’écrit: P1 écrit une phrase qui sera le début d’un poème, P2 écrit une autre phrase en dessous qui doit rimer avec celle de P1 (ou bien seulement avoir un lien de sens avec la phrase qui précède), P1 enchaîne…
P1 lit le titre d’un livre, P2 tente de trouver le contraire de ce titre (La belle au bois dormant/la laide à la ville éveillée)
P1 pose une question fermée (possibilité de présenter les questions dans une liste), P2 doit répondre « oui, car… »
P1 pose une question fermée (possibilité de présenter les questions dans une liste), P2 doit répondre « non, car… »
P1 pioche une étiquette sur laquelle est écrite un début de comparaison (« rouge comme… »), P2 doit trouver une fin possible, P1 trouve à son tour comment compléter la comparaison,… (éviter « heureux comme » et les comparaisons trop connues)
– à partir d’une expression (ou d’un proverbe):
P1 pioche une expression dans une enveloppe (exemple: avoir la main verte), P2 doit inventer une histoire qui contient cette expression
– à partir d’une histoire ou d’un court récit: P1 lit une partie de l’histoire, P2 dessine ce qu’il trouve important, P1 continue l’histoire, P2 continue à dessiner…
– à partir d’un signe de ponctuation:
P1 pioche dans une enveloppe un signe de ponctuation (?, . , ! ) et invente une phrase qui se termine par ce signe, P2 invente une autre phrase se terminant par ce signe…
– à partir d’un chiffre ou d’un nombre:
P1 écrit un chiffre ou un nombre (exemple: 20) et lance le dé (il tombe sur 3), P2 doit donner le résultat (23) et lancer le dé à son tour…
P1 donne 3 chiffres (à l’écrit), P2 donne le maximum de nombres possibles contenant ces 3 chiffres puis il propose lui-même 3 chiffres à P1
Les jeux d’interaction basés sur du matériel symbolisé
– à partir d’un dessin:
P1 dessine des figures géométriques identiques (cercles, triangles…), et P2 les complète de plusieurs manières différentes puis il propose une figure géométrique à P1 qui la complète à son tour…
Squiggle: P1 commence à dessiner et s’arrête, puis P2 reprend le dessin…
– à partir d’images:
A partir d’une petite scène à deux personnages (exemple de matériel: What are they asking?), inventer un dialogue entre les deux personnages: P1 fait le personnage 1, P2 le personnage 2 puis inversion des rôles.
5 images sont disposées sur la table (on peut choisir une catégorie sémantique ou deux, ou choisir des images qui se ressemblent…): P1 pense à une image, P2 doit poser des questions à P1 pour trouver l’image à laquelle pense P1, on élimine des images au fur et à mesure, puis P2 choisit une image à son tour
– à partir d’une carte: Jeu se pratiquant avec des cartes à jouer, le jeu du Speed ou les As des sons: P1 pose une carte, P2 doit poser par-dessus une carte qui contient un élément commun avec celle de P1
– à partir de jetons de forme et de couleur différentes (par exemple ceux du Logix): P1 dispose 5 jetons sur sa grille et donne des indications à P2 pour qu’il dispose de la même façon sur sa grille, P2 suit les indications de P1. On vérifie que les deux grilles sont identiques, puis P2 dispose à son tour des jetons sur sa grille. (Il faut donc disposer de deux Logix ou fabriquer des jetons en double soi-même.)
– à partir d’un support musical:
P1 fredonne une mélodie connue, P2 devine de quelle mélodie il s’agit…
Les jeux d’interaction utilisant du matériel concret (objets)
– entraînement haptique:
P1 a devant les yeux une liste (écrite ou imagée) de petits objets et demande à P2 de retrouver un de ces objets contenus dans un sac, sans regarder à l’intérieur du sac. P2 demande à son tour à P1 de prendre un objet dans le sac.
P1 met deux objets dans le sac, et P2 doit dire s’ils sont identiques ou différents. P2 met à son tour deux objets dans le sac,..
– autres utilisations:
P1 place 3 objets sur la table puis les enlève, P2 replace les objets sur la table dans le même ordre, puis c’est au tour de P2 de placer 3 objets sur la table…
Jeu de Kim: P1 place 4 objets sur la table et en enlève un, P2 doit retrouver l’objet qui manque. P2 dispose à son tour les objets sur la table et en enlève un, etc
P1 place 8 objets sur la table et commence un récit en intégrant un des objets, P2 continue, etc
P1 choisit un objet, P2 dit à quoi d’autre pourrait servir cet objet, P1 trouve une autre utilisation possible…
Les jeux d’interaction mettant en scène les émotions et le corps
– mimes:
P1 pioche une étiquette dans une enveloppe (thèmes: métiers,émotions,gestes de la vie quotidienne, animaux…) et mime ce qui est écrit à P2 qui doit deviner ce dont il s’agit. C’est au tour de P2 de piocher une étiquette et de créer un mime.
– émotions:
Choisir un prénom et l’écrire. P1 pioche une étiquette où est écrite une émotion (joie, tristesse, impatience, colère…) et doit dire le prénom avec l’intonation requise, P2 pioche à son tour une étiquette et dit le prénom… On peut faire la même chose avec une phrase a priori banale (Il fait beau, Je vais chez le coiffeur).
– déplacements (pour les patients pouvant se déplacer):
P1 se déplace dans la pièce (trajet court), P2 imite le déplacement de P1 (ou le verbalise, ou le reproduit sur un plan)
Davantage d’idées de jeux d’interaction ici !
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