Les orthophonistes sont appelés pour prendre en soins des personnes qui présentent des troubles de la parole, des fonctions oro-myo-faciales, du langage, des fonctions cognitives qui soutiennent la communication, mais mon expérience montre qu’au quotidien s’y ajoute pour les professionnels la nécessité de faire respecter par le patient et souvent aussi par ses accompagnants, les règles de respect élémentaire permettant le vivre-ensemble.
La fermeté par rapport au respect des règles est-elle un aspect à part entière du métier d’orthophoniste ? Est-elle devenue une corvée rendue plus nécessaire qu’avant par l’évolution de la société ? Mais aussi, un soignant doit-il, et peut-il faire preuve d’autorité ? L’autorité est-elle réservée uniquement au domaine de l’éducation ?
Essayons de comprendre ce qui se joue dans la nécessite de faire respecter des règles dans le cadre des soins en orthophonie.
La théorie de la médiation et les quatre rationalités humaines
La théorie de la médiation, élaborée par le linguiste Jean Gagnepain et le neurologue Olivier Sabouraud, peut nous aider à mieux comprendre le comportement humain et là où il dysfonctionne. Cette théorie part de la clinique neurologique, et fait l’hypothèse que le comportement humain peut être décomposé en quatre modalités appelées rationalités :
- La rationalité logique : elle permet d’utiliser des signes et se manifeste par le langage, la formulation, la représentation…
- La rationalité technique : elle permet d’utiliser des outils et se manifeste par le faire, la technique, le rapport médiatisé à l’objet matériel, à l’habitat…
- La rationalité ethnique : elle développe la capacité à être une personne et se manifeste dans la capacité à négocier avec autrui, le sentiment de responsabilité, la capacité à donner et recevoir, la juste distance entre soi et autrui…
- La rationalité éthique : elle donne la capacité à comprendre la notion de norme et se manifeste par la capacité à vouloir, à ne pas vouloir, à réguler son désir, à respecter l’éthique et la morale.
Ces quatre plans se recoupent en de nombreux endroits.
Dans notre bureau nous recevons des êtres humains entiers, et non des pathologies, et ces personnes que nous recevons peuvent avoir des comportements problématiques dans plusieurs de ces modalités (pas uniquement dans la modalité logique dont dépend la capacité de langage).
Dans quelles modalités se situent le non-respect des règles ? Je dirais dans un déficit de rationalité ethnique et/ou éthique, mais les autres modalités peuvent interférer.
Je pense en particulier à une petite patiente avec retard de langage qui passe une bonne partie de la séance à essayer de contourner sciemment les règles. Des mesures éducatives strictes sont mises en place par les parents. Dans ce cas, la rationalité éthique est plus atteinte que la rationalité logique.
Un autre petit patient autiste pourra être atteint dans sa rationalité logique (retard de parole et de langage), technique (s’il a une dyspraxie verbale), ethnique (pas de capacité à accepter ce qui vient de l’adulte) et éthique (absence de gestion des émotions, crises de frustration).
Dans la mesure où nous recevons des humains, il me paraît nécessaire de prendre en compte ces quatre rationalités en même temps et de trouver des solutions pour amener les patients à compenser leurs troubles. Le soin orthophonique va au-delà du langage car il concerne à chaque fois un être humain singulier.
Pour en revenir à notre question de départ, jusqu’où aller dans l’attitude de poser des limites fermes en respectant notre mission d’orthophoniste ?
Lorsque certaines situations vont trop loin dans le non respect notamment en cas de violences verbales voire physiques, lorsque certains parents n’ont pas (plus ?) l’énergie nécessaire pour imposer des règles à leur enfant, alors le rôle et l’efficacité de l’orthophonie atteignent leurs limites. Lorsque les règles élémentaires du vivre-ensemble ne sont pas respectées, le professionnel ne peut mener à bien sa prise en soins et il pourra y mettre un terme. Mais le plus souvent les situations ne sont pas aussi tranchées.
Quand je rencontre des patients et leur famille pour la première fois, beaucoup de parents me font passer ce message : « surtout, faites preuve d’autorité avec mon enfant, sinon c’est lui qui va vous mener par le bout du nez et vous ne le ferez pas progresser ». Ce n’est pas très agréable de se faire dire comment travailler, et la perspective de devoir gérer un comportement difficile et de devoir faire preuve d’ « autorité » m’a au départ fortement mise mal à l’aise. Mon rôle d’orthophoniste n’est-il pas de soigner et non d’éduquer, mission réservée aux parents ? Mais en prenant du recul, il est plus intéressant de ne pas prendre ces remarques personnellement et d’écouter les parents, qui connaissent le mieux les besoins de leurs enfants qu’ils voient grandir chaque jour. Et si certains enfants avaient besoin pour se développer harmonieusement, de plus d’autorité que d’autres enfants ? Dans la limite de notre rôle d’orthophoniste, ne pourrait-on pas réfléchir et appliquer avec éthique une certaine « autorité » qui pourrait amener nos patients à progresser ?
Les développement de l’enfant nous amène à considérer que le jeune être humain ne puisse se développer que si l’on fait preuve d’une certaine autorité à son égard. N’en déplaise à certains, l’enfant n’est pas l’égal de l’adulte. Le psychologue et professeur en sciences du langage Jean-Claude Quentel en parle remarquablement. L’enfant doit être respecté bien entendu, il doit être écouté avec empathie. Il doit aussi être protégé des dangers et éduqué à la vie en société. Il s’agit d’abord pour l’enfant d’accepter une limite à son sentiment initial de toute-puissance, d’accepter la différence entre lui et les autres. Dans un premier temps, l’enfant obéit aux adultes qui assurent sa sécurité et les conditions de son développement physique et psychique. La capacité à négocier avec l’adulte prend son plein essor à l’adolescence. Aussi, tout adulte peut être amené à exercer une autorité envers un enfant, du moment qu’elle soit mesurée et qu’elle assure son bien-être.
Que pouvons-nous faire dans notre bureau d’orthophoniste ?
Faire preuve de fermeté : faire accepter comme essentielles et faire respecter les règles élémentaires de politesse (bonjour/merci/au revoir), la sécurité des biens et des personnes, les règles ou mesures d’hygiène qui recouvrent aussi la politesse (tousser dans son coude, tirer la chasse d’eau, ne pas salir les parties communes et le matériel, ne pas faire sonner son téléphone en salle d’attente), et aussi les règles du fonctionnement du cabinet, et les règles des jeux utilisés en séance comme outils de prise en soins. On est dans ce qui se fait et ne se fait pas, dans une norme applicable dans un lieu, une situation donnée, en tenant compte des limites causées par les pathologies de nos patients.
Faire preuve dans une certaine mesure, d’autorité : se faire respecter en tant que personne qui donne des consignes à appliquer à quelqu’un. Non pas pour prendre le pouvoir mais pour amener la personne qui obéit à apprendre, à s’élever. Observons que le mot auctoritas vient du latin augere, qui signifie augmenter, élever. Dans toute société, il faut des gens qui sont en position d’autorité parce qu’ils savent des choses que les autres ne connaissent pas, qu’ils ont pour responsabilité de transmettre à des gens qui reconnaissent leur légitimité. Aussi, une certaine hiérarchie est nécessaire dans une société. On est là dans la dimension ethnique, relationnelle de ce qui spécifie l’humain.
Je vous invite à lire l’article d’Armel Huet et de Jean-Claude Quentel, Fondements anthropologiques de l’autorité, dans lequel ils expliquent que dans nos sociétés démocratiques qui défendent l’égalité à un point tel que l’égalitarisme est revendiqué, l’autorité est régulièrement remise en cause car elle est confondue avec la violence de l’autoritarisme (qui est un abus de pouvoir), ce qui peut expliquer que la question de l’autorité soit autant remise en question.
Avec les patients, le recours à l’autorité est plus délicat que le recours à la simple fermeté car il s’agit d’une dimension plus relationnelle et aussi d’une capacité du professionnel à se reconnaître légitime pour contraindre dans une certaine mesure l’enfant à faire une chose pour laquelle il n’est pas motivé, parce que certaines compétences (par exemple de communication) sont nécessaires à son développement cognitif et social. Mais il est parfois nécessaire de passer par l’autorité, en accord avec les parents. Pour éviter le sentiment de contrainte et de frustration de l’enfant, l’adulte utilisera des jeux « carotte » ou des récompenses (ou renforçateurs) pour le motiver à coopérer et à faire une activité au bénéfice de son projet de rééducation, il pourra structurer son espace de travail pour que l’enfant se sente techniquement compétent, et il pourra aussi aussi développer sa capacité à communiquer verbalement ou avec des moyens alternatifs, ainsi que lui faire appliquer les règles de politesse de base (en tenant compte des troubles du patient). Là encore les différentes modalités de la rationalité humaine (logique-langagière, technique, ethnique et éthique) se retrouvent imbriquées au service du développement de l’enfant.
S’il peut être pertinent d’amener le jeune patient à davantage de motivation et à développer ses autres compétences, en revanche le recours à la punition me paraît inadapté. Dans ce cas, il nous semble plus raisonnable de déléguer cette fonction aux parents. De même si le patient manifeste son refus de coopérer sur une certaine période ou si l’intensité du refus est trop importante malgré les moyens mis en œuvre, le professionnel pourra différer les soins pour que l’enfant en profite à un moment où il sera plus disponible.
Conclusion
Si la question du respect des limites, des normes, des règles, revient aussi souvent dans la pratique de l’orthophonie, c’est à notre avis que cet aspect du métier en fait clairement partie. L’être humain a besoin pour se développer, pour apprendre, pour vivre avec autrui, d’être face à des règles qui lui sont rappelées régulièrement, l’enfant en particulier a besoin d’être face à des adultes qui décident pour lui, jusqu’à ce qu’il soit capable de décider pour lui-même, et ce dans une société individualiste où les repères tendent à s’effriter et les liens à perdre de leur réalité et se virtualiser. Même si ce n’est pas l’aspect le plus agréable du métier de soignant, il me semble nécessaire de l’accepter et de disposer d’outils théoriques qui nous aident à comprendre comment et pourquoi faire respecter des limites, un cadre. Du reste dans tout métier en contact avec du public, ces questions sont probablement essentielles dans la mesure où le vivre-ensemble se construit par les actes de chaque membre de la société. Ce vivre-ensemble est fragile, il est toujours à établir, contester, négocier, réparer, recommencer.