Mon intention dans ce billet est de mieux comprendre ce qu’est la fatigue grâce à la philosophie et à la littérature. Quelles sont ses conséquences sur la communication, la nôtre et celle de nos patients ? L’objectif est aussi de mieux vivre avec elle, pour mieux nous comprendre et comprendre nos patients. Puisqu’elle est parfois très présente dans ma vie, et je suppose dans vos vies aussi, il faut pouvoir continuer à vivre malgré elle, souvent avec elle. Ne pas en avoir peur mais lui parler en parlant d’elle, l’apprivoiser pour mieux la comprendre, ne pas se laisser submerger par elle, et se donner les moyens de la faire partir plus rapidement.
La fatigue : une part de notre humanité
La fatigue s’invite régulièrement dans nos vies. Chez certains (beaucoup ?), elle est bien installée et semble ne plus vouloir repartir. Quel que soit le degré de fatigue que nous ressentons, et quelles qu’en soient les causes, nous sommes touchés de manière universelle. La Fontaine, dans sa fable Les Animaux malades de la peste, a écrit ces mots qui résonnent étrangement avec notre sujet : « Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés ». La fatigue fait partie de notre humanité, c’est en quelque sorte notre fardeau commun.
La fatigue fait partie de l’être humain, elle est immanente à l’Homme. On ne peut lui échapper tout à fait. Si elle s’en va, elle se fera à nouveau ressentir au détour d’un instant, d’une nuit sans sommeil, d’une envie de tout plaquer, d’un regret. Robert Maggiori explique la pensée du philosophe Jean-Louis Chrétien qui a consacré un ouvrage à la fatigue.
« Être fatigué n’a pas de sens en soi : on est toujours fatigué de, fatigué de marcher, de courir, de dormir, de ne pas dormir, d’être aimé, d’aimer, de ne pas aimer, de travailler, d’attendre, d’être gentil, d’être malade ». Si bien que l’on est «toujours déjà» fatigué, qu’il n’y a guère une «fatigue» qui serait indépendante de ce que l’homme fait ou pense, de ce que l’homme est. La fatigue n’a pas de contraire, elle n’a ni début (elle ne peut être que conséquence de l’effort) ni fin (car on ne peut pas faire que l’on n’ait plus rien à faire): aussi n’est-elle pas «quelque chose» mais une «dimension de la condition humaine comme telle».
La fatigue est aussi très présente chez nos patients. Les personnes que je vois en séance sont très souvent atteintes de pathologies neurologiques : la fatigue tient une grand place dans leur vie, dans leur disponibilité physique et psychique à communiquer, se concentrer, évoquer des mots et des souvenirs…
Fatigue et communication
Je me suis demandé s’il y a des philosophes et des écrivains qui se sont intéressés au phénomène de la fatigue. Bingo ! A ma grande surprise, il y a déjà eu des gens qui ont pensé cette réalité banale mais commune à tous. Je suis tombée par hasard sur un article du philosophe François Athané, qui nous dit que la philosophie sert aussi à réfléchir à la vulnérabilité humaine, et que cette discipline n’est pas uniquement centrée sur la recherche de la sagesse.
Nous prenons conscience que la fatigue n’est pas qu’une réalité physique : c’est aussi une réalité relationnelle, émotionnelle. La fatigue est un besoin qu’on ressent de se retirer de l’interaction sociale. La fatigue ressentie nous demande de couper la communication. Ce besoin est normal, nous devons apprendre à le reconnaître. « Les humains sont tels qu’ils ont besoin d’asocialité et d’acosmicité – cette aphanisis à la fois nécessaire, réparatrice, bienfaisante ». L’acosmicité est le fait d’oublier qu’il existe un monde, que nous existons dans le monde. L’aphanisis est la disparition de notre conscience, lors du sommeil profond, de tout phénomène, de toute perception et de toute représentation mentale.
Nous avons à la fois besoin de communication et de non-communication pour mener une vie équilibrée. Nous devons être « asocial » pour retrouver l’envie de sociabiliser. Le temps vital du sommeil l’illustre très bien. Il est vrai qu’on passe un tiers de notre vie « hors du monde »…
C’est l’idée que développe l’écrivain Peter Handke dans son Essai sur la fatigue. La fatigue y est d’abord décrite comme une perte de communication et de lien. La fatigue nous rend lourds, pesants, incapables d’agir et de communiquer. Cette incapacité à communiquer conduit à la violence. Cependant, la fatigue, lorsqu’elle arrive à un certain point d’intensité, change de visage : elle fait tomber les barrières entre soi et l’autre, les masques sociaux et elle rend l’esprit plus réceptif que jamais à autrui. La fatigue devenue épuisement change notre regard : l’ancienne image de l’autre fait place à une nouvelle image. L’épuisement nous dépouille de notre volonté de toujours faire ou vouloir quelque chose, il nous enlève notre pouvoir d’agir, il nous laisse uniquement avec notre conscience. La fatigue laisse alors la place à un état d’esprit réceptif qui communie avec le monde sans chercher à le changer, simplement en le laissant être. La fatigue surmontée permet d’accéder à un état de conscience paradoxalement plus éveillé qu’avant. Elle nous révèle notre humanité dans sa vulnérabilité. Ce texte m’a touchée car il m’est arrivé souvent de faire cette expérience de l’épuisement au point d’en avoir des maux de tête. Mon esprit était plus ouvert au monde, moins dirigé vers l’action utile et plus disponible à accueillir ce qui est, bien que cet état soit assez déstabilisant et que j’apprécie davantage vivre avec un corps et un esprit bénéficiant de leur quota de repos quotidien.
Orthophonie : quand nos patients sont fatigués
Je comprends mieux à présent la formule « Je suis fatigué », souvent employée par mes patients, qui est en réalité un marqueur de frontière signifiant poliment : « J’ai besoin que vous partiez, je ne supporte plus d’être en relation avec vous, j’ai besoin de tranquillité ». Ce besoin de retrait est parfois déroutant surtout lorsqu’il intervient peu de temps après le début d’une séance d’orthophonie. Comment bien agir ? Faut-il laisser le patient seul ou faut-il à tout prix le forcer à rester attentif jusqu’au terme initialement prévu de la séance ? J’ai tendance à penser qu’il est plus juste de négocier un compromis avec le patient entre son besoin de retrait et la mise en œuvre de son projet thérapeutique (maintenir, stimuler la communication).
Pour éviter les dérives de l’activisme, je conseille de garder dans un coin de notre mémoire cette citation de François Athané : « Travailler, travailler aujourd’hui, c’est souvent travailler à capter l’attention des autres, et les stimuler, ces autres, les restimuler et les surstimuler – travailler en somme à les dissuader de jamais se retirer de l’interaction sociale« .
Le besoin de se couper des stimulations de l’environnement, est à respecter chez les patients comme chez nous, thérapeutes. Pour stimuler la communication, il faut savoir reconnaître chez autrui son besoin inverse de non-interaction et de retrait, pour être capable de se rendre à nouveau disponible pour aller vers l’autre et communiquer.
Plus j’avance dans mon parcours d’orthophoniste, plus je constate que la meilleure façon d’aider un patient n’est pas l’activisme à tout prix, mais un ajustement subtil entre faire et laisser être. Mon ressenti est qu’une dose de passivité est nécessaire à notre santé mentale de thérapeute si nous souhaitons pouvoir exercer cette profession sur le long terme. A trop vouloir en faire, je me fatigue, je retrouve plus difficilement mon énergie, je vois que je m’épuise… Et le patient n’avance pas forcément plus vite. Chacun des protagonistes (patient comme thérapeute) doit faire un pas vers l’autre, en avançant à son rythme et en s’ajustant au rythme de l’autre.
Fatigue du thérapeute : se donner les moyens de l’atténuer
J’aimerais partager et échanger avec vous sur les moyens que l’on peut utiliser pour faire partir la fatigue ou du moins l’atténuer, même si je sais qu’elle fera toujours plus ou moins partie de nos vies. Eh oui, je suis têtue et je veux toujours trouver des solutions à tout, on ne se refait pas si facilement … Je commence la liste par des choses un peu « bateau », à vous de la continuer !
- dormir suffisamment (7 à 9 heures/nuit)
- se relaxer : pratiquer la méditation de pleine conscience et le yoga, respirer des huiles essentielles,…
- vivre concrètement en accord avec ses valeurs
- faire des choses qui ont du sens pour nous
- régler au plus vite les problèmes relationnels, éviter ces problèmes
- remercier 5 choses (ou personnes) à la fin de la journée (éprouver de la gratitude)
- pratiquer des techniques de communication bienveillante (ou non violente)
- manger sainement
- prendre des compléments alimentaires en cas de manque de fer
- pratiquer un exercice physique
- avoir une bonne circulation sanguine (aller se faire masser, pratiquer un sport…)
- prendre quelqu’un pour faire le ménage ou garder ses enfants de temps en temps
- ne pas travailler trop
- ne pas penser trop
- se détendre de mille et une manières
- faire un test de détection du burn out en ligne
- aller voir piocher des bonnes idées sur le blog Powa
- …
Bonjour, je découvre votre blog, et je commente juste pour vous remercier d’aborder ce thème si délicat du bien-être des thérapeutes (suis moi-même orthophoniste), et d’ouvrir le champ de réflexion pour accéder à l’harmonie.
Un grand merci pour ce blog, une perle !
Bonjour, merci pour l’article… Oui, parfois nous aimerions nous cacher derrière un écran, les écouteurs dans les oreilles et se retirer de la relation qui extrêmement exigeante en terme de présence, d’écoute, d’ajustement, d’empathie… Je dirais que le premier rempart à la fatigue, c’est savoir s’écouter et dire… non !! Sans se justifier, sans culpabiliser, le plus simplement du monde…
Merci pour votre commentaire, tout simplement lumineux !
Encore un article qui illustre bien un ressenti que je partage. Notre métier, que je découvre, est une école de l’humilité. Nous sommes souvent dans l’empathie, l’agir. L’exploration des attentes du patient/ de ses proches est importante je crois pour prendre un bon départ. Ensuite je crois qu’il faut être capable d’équilibre, de compromis entre le relationnel et le technique. Je n’ai jamais encore travaillé en libéral, et certains patients m’ont fait beaucoup de bien comme cette petite fille dont je n’ai jamais entendu la voix et d’une lenteur extrême… qui m’a poussée à attendre, à jouer, à m’ajuster!
Dans les astuces j’ajouterai : être dans un environnement sain, valoriser ses intérêts/ceux du patient ( j’aimerai beaucoup un jour travailler avec un cheval), s’amuser et prendre le temps!
Merci pour ton article !
Je t’en prie Élise, on est sur la même longueur d’onde concernant la relation avec les patients 🙂
Tu connais peut-être de nom Nicole Denni-Krichel ? Elle propose des formations aux orthophonistes qui sont intéressés par la médiation animale (en l’occurrence les chevaux).
Oh merci! je ne savais pas qu’elle proposait ces formations, merci pour le contact!