Expérience :
Peut-on observer des différences dans l’appétence à la communication en fonction du type de mémoire à long terme sollicité (sémantique vs. épisodique) ?
Qui dit Labortho, dit « laboratoire », et qui dit « laboratoire » dit… « expériences » !
En cette période de rentrée, j’ai décidé de mener à bien une petite expérience auprès de mes patients atteints de démence (cela ne rentre pas dans le cas d’une étude scientifique bien entendu). Tout en menant des séances « classiques », j’ai porté plus particulièrement mon attention sur un exercice d’évocation à partir d’images de moyens de transport.
Cette expérience a porté sur l’évaluation du plaisir de communiquer en fonction du type de mémoire à long terme sollicité: la mémoire épisodique (correspondant à la mémoire des événements vécus par le sujet lui-même) et la mémoire sémantique (correspondant à la connaissance générale des choses sur le monde).
J’ai voulu tenter de répondre à ces questions :
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L’évocation à partir de l’image présentée est-elle plus facile pour le patient lorsque je lui pose des questions générales sur l’image (sollicitation de la mémoire sémantique) ou lorsque je lui pose des questions concernant ses souvenirs personnels à propos de l’image (sollicitation de la mémoire épisodique) ?
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Le patient a-t-il davantage de plaisir à s’exprimer sur l’image (et à communiquer) lorsque la mémoire épisodique est sollicitée ?
Un peu de théorie !
Tout d’abord, la mémoire épisodique semblerait davantage préservée dans les démences. Une étude américaine récente donne des arguments en faveur de la dégradation plus précoce et plus importante de la mémoire sémantique par rapport à la mémoire épisodique (liée à notre vécu personnel et donc émotionnel).
La démence, et en particulier la maladie d’Alzheimer, conduit non seulement à l’apparition de troubles mnésiques, cognitifs et langagiers, mais elle a aussi des répercussions sur les émotions : celles-ci sont altérées (leur reconnaissance peut être altérée et leur expression peut être exacerbée ou inappropriée par manque de contrôle). D’autre part, les émotions prennent une place grandissante dans la vie de ces personnes. Rousseau (2009) a en effet montré, dans une étude évaluant les émotions sur la communication de 152 patients diagnostiqués « Maladie d’Alzheimer », que « l’acte de langage « affirmation de l’état interne » parmi les 20 répertoriés par la GECCO est le 2ième type d’actes utilisés dans la population » de son étude.
Par ailleurs, chez les malades d’Alzheimer, la contagion émotionnelle progresse au fur et à mesure de l’avancée de la maladie : ces patients sont donc de plus en plus vulnérables aux émotions des autres.
Enfin, la présentation des images devrait activer des marqueurs somatiques d’après la théorie de Damasio. En effet, pour lui, lorsque nous pensons à un objet de même que lorsque nous le voyons, les « réactions émotionnelles que nous avons eues » à la vue de cet objet sont réactivées. L’émotion et la perception vont ensemble.
Hypothèses
Chez les patients atteints de démence, la mémoire épisodique, construite au fur et à mesure de la vie de la personne et donc liée à ses émotions, sera utilisée plus spontanément dans la communication. On devrait donc observer :
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une évocation en mémoire épisodique plus facile : longueur moyenne des réponses plus importante en nombre de mots, incitation verbale spontanée de souvenirs associés aux images présentées
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des marqueurs émotionnels liés au plaisir de communiquer davantage présents lorsque la mémoire épisodique est sollicitée : davantage d’expressions faciales (sourires, animation du visage), de gestes, une intonation plus expressive, un champ lexical des émotions plus présent.
Procédure utilisée
J’ai demandé à sept patients (6 présentant une maladie d’Alzheimer, et 1 atteint de la maladie de Parkinson, M. B.) de dénommer quatre images, présentées sous forme de silhouettes noires assez abstraites mais néanmoins reconnaissables: il s’agissait des images d’une voiture, d’un vélo, d’un avion et d’un bateau.
J’ai pointé l’image à dénommer. J’ai d’abord attendu un peu pour voir ce que le patient dirait spontanément à la vue de chaque image.
Si aucune remarque n’émanait du patient, j’ai ensuite tenté d’activer sa mémoire à long terme, en posant des questions sur deux versants de cette mémoire :
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la mémoire sémantique : « à quoi reconnaît-on un bateau/une voiture/un vélo/ un avion ? »
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la mémoire épisodique : « avez-vous déjà utilisé le bateau/la voiture/le vélo/l’avion ? »
J’ai aussi noté pour chaque modalité (mémoire sémantique/mémoire épisodique) les marqueurs émotionnels verbaux et non verbaux liés au plaisir ou à la difficulté de communiquer: l’incitation verbale spontanée (IVspon), la longueur moyenne des réponses en nombre de mots (LMoyR), la présence du champ lexical émotionnel (lexEmo), les gestes, l’accentuation des expressions faciales et de l’intonation (expFac).
Résultats
(En gras, vous pourrez lire les résultats qui confirment mes hypothèses de départ)
Mme L., 82 ans
IVSpon | moyR | lexEmo | gestes | expFac | |
Mémoire sémantique | non | 1 à 6 mots | non | Pas noté | Pas noté |
Mémoire épisodique | oui | 4 à 30 mots | Oui : « peur », « j’aime pas », « j’aime mieux » | Oui (main) | Pas noté |
Cette expérience a été particulièrement fructueuse avec Mme L ! Spontanément, sans que je lui pose aucune question sollicitant sa mémoire épisodique, elle a fait des commentaires concernant sa vie personnelle lors de la présentation de deux items sur les quatre.
A la vue du train : « Vous n’avez pas peur ? »
A la vue du bateau : « J’ai eu peur dans le bateau quand je suis venue d’Algérie ».
Je n’ai pas assez fait attention aux gestes et aux expressions faciales de cette patiente pour pouvoir les noter, c’est dommage !
Mme R., 81 ans
IVSpon | LmoyR | lexEmo | gestes | expFac | |
Mémoire sémantique | non | 2à 22 mots | non | non | non |
Mémoire épisodique | non | 2 à 15 mots | non | non | non |
Pour cette patiente en revanche, l’évocation en mémoire épisodique n’a pas changé grand-chose par rapport à la sollicitation de la mémoire sémantique.
A la question portant sur la description du moyen de transport dénommé, elle se contente d’une réponse très brève.
A la question portant sur l’utilisation personnelle de l’objet, elle se contente de répondre «Oh bah oui ! » sauf pour l’item « vélo » : « Oh oui, maintenant j’en fais plus beaucoup mais avant j’en faisais pas mal ».
Mme T., 97 ans
IVSpon | LmoyR | lexEmo | gestes | expFac | |
Mémoire sémantique | non | 1 à 15 mots | non | non | Non noté |
Mémoire épisodique | oui | 2 à plus de 20 mots | oui | non | oui (intonation) |
Cette patiente, pour deux items sur les quatre, évoque spontanément ses souvenirs personnels, et à cette occasion elle se montre bien plus bavarde que lorsqu’il s’agit de décrire simplement l’item !
Le lexique émotionnel est très présent : « c’est beau », « mon père me fascinait » (à propos de l’image du train et de son père qui était dans les chemins de fer), « intéressant ».
Là encore, je n’ai pas fait assez attention aux expressions faciales… trop occupée à noter les réponses de ma patiente. Cependant, son intonation a changé lorsqu’elle a parlé de l’avion (intonation montante sur le dernier mot de cette phrase: « l’atterrissage est toujours intéressant »).
Mme F., 84 ans
IVSpon | LmoyR | lexEmo | gestes | expFac | |
Mémoire sémantique | non | 6 à 15 mots | non | non | Non noté |
Mémoire épisodique | non | 9 à 23 mots | oui | non | Non noté |
Cette patiente, désireuse de toujours bien faire, élabore des phrases très bien construites pour répondre à mes questions (ce qui donne une longueur moyenne d’énoncé importante pour la mémoire sémantique mais aussi pour la mémoire épisodique). Chez elle, il n’y a pas d’incitation verbale spontanée pour la mémoire épisodique : il faut parfois l’aider à relancer son discours (par ailleurs toujours très cohérent). Le lexique émotionnel est bien présent lorsque ce type de mémoire est sollicité : « j’ai aimé énormément ça », « ce qui m’a frappée ».
M. C., 90 ans
IVSpon | LmoyR | lexEmo | gestes | expFac | |
Mémoire sémantique | non | 0 | non | Non noté | Non noté |
Mémoire épisodique | oui | 2 à 22 mots | oui | Non noté | Non noté |
M. C., lorsque je lui demande de décrire les objets présentés, me parle spontanément de ses souvenirs personnels (donc pas de réponses concernant la mémoire sémantique) et me pose même des questions plutôt personnelles! C’est un patient qui évoque en général facilement ses souvenirs.
Pour l’avion : « Vous êtes déjà montée dans un avion ? »
Pour la voiture : « C’est à vous cette voiture ? »
Le lexique émotionnel est peu présent (« les canadiens sont très gentils ») bien que des souvenirs sont évoqués de façon spontanée.
Mme D., 90 ans
IVSpon | LmoyR | lexEmo | gestes | expFac | |
Mémoire sémantique | non | 22 mots (sur un item seulement) | non | Non noté | Non noté |
Mémoire épisodique | oui | 6 à 33 mots selon l’item | oui | Non noté | Non noté |
On peut observer que la patiente n’attend pas d’être sollicitée pour s’exprimer sur l’image. L’incitation verbale spontanée est présente pour deux des quatre items proposés : la patiente me raconte des souvenirs personnels très détaillés (notamment pour l’item « train ») sans que je l’aie sollicitée dans ce sens.
M. B., 90 ans
IVSpon | LmoyR | lexEmo | gestes | expFac | |
Mémoire sémantique | non | 3 à 14 mots selon items | non | Oui (désignation spontanée) | Non noté |
Mémoire épisodique | non | 1 à 6 mots | Un peu | Non noté | Non noté |
Les réponses de M. B. sont concises en général. Il me désigne l’un des items spontanément (ce qui prouve que cet item lui donne envie d’échanger avec moi), mais sans pouvoir le dénommer. Le lexique émotionnel est à peine présent (« dangereux »).
Interprétation
Mes hypothèses de départ sont-elles confirmées ?
1. L’évocation en mémoire épisodique sera plus facile que l’évocation en mémoire sémantique : vérifié globalement.
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le nombre de mots de la réponse est plus important en mémoire épisodique : Vrai pour 5 patient sur 7
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l’incitation verbale spontanée est davantage présente lorsque les patients sollicitent leur mémoire épisodique : vrai.
2. Des marqueurs émotionnels liés au plaisir de communiquer sont davantage présents lorsque la mémoire épisodique est sollicitée : vérifié pour la composante verbale.
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davantage d’expressions faciales (sourires, animation du visage) : vérifié pour une patiente
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recours à davantage de gestes : vérifié pour une patiente
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un champ lexical lié aux émotions davantage présent : vrai
Critiques et perspectives
Dans cette étude « faite maison », j’ai donc pu observer de façon un peu plus rigoureuse (sans non plus suivre un protocole de recherche ni avoir utilisé un logiciel de statistiques !) l’effet de la sollicitation de la mémoire sémantique et de la mémoire épisodique sur la communication chez les patients atteints de démence.
J’ai pu observer, tout en en ayant déjà l’intuition, que la sollicitation de la mémoire épisodique, associée au vécu du patient, est davantage propice à la communication et à la stimulation langagière, dans la mesure où la stimulation de cette mémoire favorisera l’incitation verbale spontanée, la longueur moyennes des réponses en nombre de mots (les phrases sont également plus construites lorsque le patient évoque ses propres souvenirs que lorsqu’il décrit l’image), et le recours au champ lexical des émotions.
Par manque de temps, je n’ai pas assez relevé la présence de gestes, d’intonation ou d’expressions faciales en fonction du type de mémoire mis en œuvre.
J’envisage donc d’y consacrer prochainement une nouvelle « expérience Labortho » !
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