La théorie de l’éthique relationnelle a été créée par le psychiatre américain Ivan Boszormenyi-Nagy (1920-2007). J’ai eu l’occasion de découvrir cette théorie des relations humaines en lisant -ou plutôt dévorant- l’article passionnant de l’orthophoniste et ethnoclinicienne suisse Francine Rosenbaum intitulé « Approche transculturelle des troubles de la communication – Langage et migration » (Masson, 1997). A travers la lecture de son article, Francine Rosenbaum nous invite à entrer dans des récits de prises en charge orthophoniques d’enfants migrants pour qui l’entrée dans le langage oral et/ou écrit est bloquée. Nous tenterons de dégager quelques points clés de la théorie de l’éthique relationnelle qui, j’en suis convaincue, se révèleront très enrichissants -et efficaces- pour toutes les prises en charge en orthophonie.
Le recadrage du symptôme
Un trouble du langage écrit peut être pris en charge uniquement comme tel : le thérapeute rééduquera les troubles sous-jacents qui peuvent consister en des déficits métaphonologiques, des déficits de perception visuelle, une faiblesse de la voie d’assemblage et/ou d’adressage… L’approche de Francine Rosenbaum avec les enfants de familles migrantes est différente : elle s’inspire de la systémique, théorie dans laquelle le symptôme est recadré ou plutôt recontextualisé dans les relations entre le patient et son entourage proche. Un symptôme, par exemple une dyslexie, est vu ici comme un message adressé aux membres de la famille du patient pour leur dire que quelque chose ne va pas. Le symptôme est message, mais aussi à la fois une tentative de résoudre le problème familial et un échec dans la tentative de résoudre le conflit. Sous un trouble du langage se cachent des questionnements, des dilemmes qui ont un sens pour le patient et sa famille : tiraillement entre deux cultures différentes ou deux membres de la famille, peur de trahir la culture d’origine, volonté de préserver la sécurité de la famille, questionnement identitaire, reconnaissance de ses propres mérites dans une relation, construction de l’estime de soi… Sans perdre de vue les difficultés cognitives mises en évidence lors du bilan orthophonique, nous pouvons enrichir notre pratique du sens positif que prend le symptôme du patient dans son vécu familial et culturel, que la prise en charge ait lieu dans un contexte de bilinguisme ou non.
La reconnaissance du don
Nagy nous apprend que les relations avec les autres sont faites d’actes de « donner » et de « recevoir ». Cela signifie que dans une famille, chaque membre doit pouvoir donner mais aussi recevoir de l’aide, de l’affection, etc. de manière équitable. « Quand l’enfant donne le meilleur de sa pensée à ses parents, même en payant un prix démesuré du point de vue de son développement, il fait quelque chose en pensant que cela aidera sa famille ». C’est le cas de Sofia, une petite fille d’origine portugaise qui présentait un mutisme sélectif. En s’interdisant de parler français, elle s’imaginait éviter à sa famille (venue quelque temps illégalement en Suisse) d’être renvoyée au Portugal. Le thérapeute a verbalisé le sens positif du symptôme de la fillette, ce symptôme comme un don de l’enfant à ses parents. Le symptôme a été reconnu comme une volonté de l’enfant d’aider ses parents dans leur projet de migration. Cette reconnaissance a valorisé l’enfant aux yeux de ses parents et à ses propres yeux. Au final, la petite fille a fini par abandonner son symptôme et à parler en présence de personnes francophones.
Les conflits de loyauté et l’alliance thérapeutique
Les relations avec autrui ne sont jamais neutres, mais découlent toujours d’un sentiment de loyauté. De manière fondamentale, nous sommes tous redevables à nos parents qui ont nous donné la vie : les liens de sang priment toujours. Les migrants en particulier éprouvent un sentiment de devoir envers leur pays d’origine où une partie de leur famille est restée : devoir d’aide financière, devoir de ne pas oublier leur culture d’origine… Le fait que l’orthophoniste reconnaisse la loyauté des migrants envers leurs origines a un effet thérapeutique. Cette loyauté peut prendre diverses formes : prise de nouvelles des membre de la famille restés dans le pays d’origine, voyages…
Pour éviter que l’enfant présentant un trouble du langage vive un conflit de loyauté en thérapie, l’orthophoniste doit pouvoir trouver une alliance thérapeutique avec les parents. « En effet, si un enfant se trouve pris dans un conflit de loyauté entre sa mère et son/sa thérapeute, il choisira soit de faire capoter la thérapie, soit de développer un nouveau symptôme ». Un des moyens mis en œuvre dans ce but est de mener l’anamnèse dans la langue d’origine des parents afin de les mettre en confiance. « L’atout de parler la langue de la famille, même s’il n’est pas une condition sine qua non, est un avantage indéniable. Il n’est pas inutile de réaffirmer encore que l’on ne dit pas les mêmes choses dans la langue des affects que dans une langue que l’on ne maîtrise pas. »
De plus, l’alliance thérapeutique passe aussi par la restauration de la compétence parentale. Cette dernière peut hélas être malmenée par les institutions scolaires et médicales qui ne comprennent pas les conflits et les souffrances que sont susceptibles de vivre les familles migrantes. Un exemple : « Dans les entretiens préliminaires avec les enseignants et le médecin scolaire, le couple parental est décrit comme incapable d’assumer l’éducation des enfants, de leur donner un cadre et de mettre des limites. Le père est qualifié d’alcoolique et les enseignants se demandent si les enfants sont battus. » La théorie de l’éthique relationnelle nous apprend à tenir compte de l’histoire intergénérationnelle de tous les membres de la famille, de leurs souffrances éventuelles face aux séparations forcées, de leurs sentiments d’injustice, d’impuissance face à des barrières linguistiques, culturelles… Francine Rosenbaum utilise notamment comme support thérapeutique le génogramme, sorte d’arbre généalogique créé avec ses patients. Ce génogramme tient compte du contexte de vie de la famille (maladies, séparations, migrations…) sur plusieurs générations. La possibilité de verbaliser leurs sentiments et de se réapproprier l’histoire de leur famille permet aux patients, et à leurs parents, de retrouver leur place de sujet capable de se repérer dans l’espace et dans le temps, de retrouver un sentiment d’identité constructif et de se projeter plus sereinement dans les apprentissages et/ou dans un avenir professionnel.
La restauration de la compétence parentale passe également par le fait de donner aux parents la possibilité de choisir de venir en entretien individuel lorsqu’ils le désirent.
Enfin, il peut être utile de valoriser les croyances et l’appartenance culturelle des parents même si elles sont très différentes des nôtres : par exemple, Francine Rosenbaum a conseillé à des parents d’origine portugaise de consulter un « guérisseur » en Suisse pour aider leur enfant, comme ils l’auraient fait dans leur pays d’origine.
Reconnaître les mérites de chacun
D’après la théorie de Nagy, chacun a besoin de voir ses mérites reconnus par autrui. Les mérites sont les actions positives réalisées envers autrui ou les ressources personnelles. Dans le cadre de l’exercice de l’orthophonie, une manière constructive de collaborer avec les enseignants est de reconnaître et de valider positivement leur compétence professionnelle, mais aussi de les remercier pour l’attention qu’ils portent aux élèves suivis en orthophonie. Les enfants aussi ont besoin qu’on les valorise : on peut par exemple demander aux parents et aux enseignants de noter les qualités des enfants suivis en orthophonie plutôt que leurs défauts afin de changer positivement le regard que les adultes portent sur eux. En retour, les enfants investissent à nouveau l’école, ils prennent des initiatives, comme cela a été le cas pour Fabio, qui « cesse de perturber la classe et commence à s’intéresser au contenu des leçons ».
L’équité
Le concept d’équité, développé dans la théorie de Nagy, guide le thérapeute dans la manière de se comporter avec ses parents et leurs parents. Trois dimensions sont à prendre en considération : celle des faits (identité ethnique, opérations, séparations…), celle des besoins psychologiques élémentaires (amour, reconnaissance, pouvoir, plaisir…) et celle de la communication interpersonnelle.
Francine Rosenbaum cite un exemple où elle a commencé un bilan orthophonique en s’intéressant d’abord au parcours de la mère de l’enfant. Il s’agissait d’une femme très mutilée (elle avait un moignon à la place du bras) suite à une maladie. Cette femme, qui portait une histoire de vie était très douloureuse, était venue accompagner sa fille pour un trouble du langage écrit. « Si j’ai commencé l’entretien par l’histoire de Zoubéida (la mère), c’est par un souci d’équité. Laquelle des deux, de la mère ou de la fille, avait, en ce moment, le besoin le plus urgent de me dire où elle en était? Laquelle était la plus vulnérable? » L’orthophoniste a probablement ressenti que cette femme avait un besoin urgent d’être reconnue dans son rôle de mère (à la fois handicapée et célibataire).
Perspectives
La théorie de l’éthique relationnelle nous ouvre des portes sur une meilleure compréhension de notre rôle de thérapeute. Voici ce que cette théorie nous apprend, entre autres :
- la mise en valeur du rôle positif du trouble (ou symptôme) et sa recontextualisation
- la reconnaissance des ressources des patients et de leur famille
- le concept d’équité : envers qui suis-je le plus obligé en tant que thérapeute ?
- des pistes pour la restauration de l’estime de soi et de la compétence parentale
Je laisserai Francine Rosenbaum conclure : « je pense que la croissance de l’enfant peut se faire avec les personnes qui entretiennent des relations existentielles avec lui, et non pas seulement dans la relation individuelle avec le thérapeute ».
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C’est passionnant, merci beaucoup pour ce résumé et la découverte de ces travaux.