Dans la vie de tous les jours, nous projetons tous des attentes sur les gens que nous côtoyons. Ces attentes proviennent des normes sociales, mais aussi des perceptions et représentations en général, des préjugés et des stéréotypes, que nous avons intériorisés sur les autres et qui ont des effets concrets sur leurs comportements. Nous ne nous attendons pas à ce que notre boulanger nous invite à boire le café avec lui, mais plutôt qu’il nous serve la baguette que nous lui demandons, par exemple. En tant qu’orthophoniste, il me semble essentiel de se demander dans quelle mesure les représentations que projetons sur nos patients ont des effets concrets sur eux.
L’expérience de Rosenthal
Robert Rosenthal a montré scientifiquement qu’en fonction des attentes que l’on projetait sur eux, les rats se comportaient différemment. Ce psychologue américain a demandé à des étudiants de juger les performances de 12 rats dont la tâche consistait à traverser un labyrinthe. Ces 12 rats ont été séparés au hasard en deux groupes. Rosenthal a fait croire aux étudiants que les rats du premier groupe avaient des caractéristiques génétiques qui les rendaient beaucoup plus performants que les rats du second groupe. Résultat : les rats désignés comme les plus « intelligents » réussirent plus vite que les autres à traverser le labyrinthe ! Ce résultat a été analysé comme étant dû à un surcroît d’empathie et de bienveillance manifesté par les étudiants envers les rats du premier groupe. Les attentes des étudiants se sont donc concrétisées dans les performances des rats, mais aussi, de manière intimement liée, dans la façon dont les étudiants perçoivent les rats et se comportent avec eux.
L’effet Pygmalion
Quelques temps après, Rosenthal et Jacobson (1968) ont transposé l’expérience sur des enfants, et là encore, les résultats de la première expérience sur les animaux ont été retrouvés. Les chercheurs se sont rendus dans une école primaire d’un quartier populaire de San Francisco. Ils ont soumis les enfants à des tests qui étaient censés prédire leurs performances intellectuelles futures. Parmi ces enfants, 20 % se sont vu attribuer, de manière aléatoire, des notes excellentes. Les professeurs, ayant été mis habilement au courant des « résultats », ont alors créé des attentes positives envers ces enfants. Quelques mois plus tard, les chercheurs ont fait passer de vrais tests de QI aux 20 % d’enfants qui s’étaient vu attribuer les meilleurs résultats : ces derniers obtiennent un QI plus élevé que les autres enfants. En outre, leurs professeurs émettent un jugement plus positif sur ces enfants. Cette expérience me semble bien peu éthique, puisqu’elle a favorisé des enfants au détriment d’autres enfants… Quoi qu’il en soit, Rosenthal et Jacobson ont prouvé scientifiquement que l’effet Pygmalion existe réellement : lorsque l’on considère quelqu’un de manière très positive, la personne se sent davantage encouragée et tend à donner le meilleur d’elle-même.
Age et préjugés
L’inverse de l’effet Pygmalion est l’effet Golem : une personne envers laquelle l’examinateur chargé de lui faire passer des tests projette une image négative aura de moins bonnes performances. En orthophonie, il est intéressant d’avoir en tête ces éléments de psychologie sociale, afin de ne pas avoir trop d’attentes (positives comme négatives) envers nos diverses catégories de patients.
Pour ma part, je suis le plus souvent au contact de personnes très âgées. Avec le temps, j’ai appris que l’âge ne voulait pas dire grand-chose. Bien sûr, le vieillissement apporte son lot de contrariétés : surdité et autres pertes sensorielles, douleurs corporelles, fragilités physiques, cognitives, psychologiques, manque de confiance en soi, sensibilité accrue au stress…Mais entre la dame de 91 ans totalement autonome et celle de 78 ans, très dépendante en Ehpad, il y a deux manières de vivre très éloignées. C’est aussi ce que me faisait remarquer le fils d’une de mes patientes, dont l’audioprothésiste a tendance à régler négligemment ses appareils auditifs, sous prétexte qu’elle est très âgée, bien qu’elle soit extrêmement motivée pour mieux entendre et communiquer comme avant. Surtout, ce qui est intéressant, c’est de constater à quel point mes patients eux-mêmes ont des préjugés par rapport au grand âge. Ainsi, une de mes patientes vivant en Ehpad, mais qui a conservé « toute sa tête », déteste croiser les autres résidents dans la salle à manger. Pour elle, ils sont tous « retombés en enfance », délirants, gagas… J’essaie de lui expliquer que malgré leur maladie et leur fragilité, ce sont toujours des adultes et qu’il est même possible d’avoir des discussions intéressantes avec eux… mais ce n’est pas évident. En effet, la société véhicule des stéréotypes négatifs assez bien ancrés au sujet des personnes âgées, entre autres la « maladie », la « lenteur », l’ « isolement », la « tristesse, la « faiblesse », les problèmes de « mémoire » mais aussi la « sagesse » et la « connaissance », d’après l’ouvrage Représentations et maladies neurodégénératives (page 45).
Une expérience (Sindi et al., 2013) a justement mesuré les effets des représentations internes des personnes âgées au sujet de leurs performances dans une tâche de mémorisation. Le taux de cortisol (hormone du stress, ayant pour effet d’inhiber l’hippocampe, région impliquée dans la mémorisation) était plus élevé lorsque les personnes âgées étaient évaluées par des personnes jeunes. En revanche, lorsque des conditions favorables étaient réunies (tests passés le matin, sujets âgés familiarisés avec le lieu de l’expérimentation et avec l’expérimentateur, ce dernier étant âgé de plus de 72 ans), le taux de cortisol dans le sang diminuait, et leurs performances aux épreuves mnésiques s’amélioraient. Se sentant alors en confiance, les personnes âgées n’éprouveraient plus le besoin de consacrer de l’énergie à combattre les stéréotypes associés à leur classe d’âge et seraient davantage disponibles pour réaliser des tâches cognitives complexes (mémorisation, résolution de problèmes).
Sortir des stéréotypes
De manière générale, il me semble important de prendre conscience à quel point la cognition peut être menacée par certains stéréotypes (l’âge, le niveau intellectuel, la catégorie socio-professionnelle, la pathologie…).
En orthophonie, nous sommes amenés à prendre en charge des catégories de troubles : maladies neurodégénératives, aphasies, handicaps, dyslexies, et tant d’autres… parce qu’ils ont un retentissement négatif sur la parole, la voix, la déglutition et la communication. Ces catégories de troubles nous donnent des grilles d’analyse très utiles, mais ne doivent pas être considérés de manière trop rigide, ni confondues avec des « catégories de patients », ce qui pourrait parfois nous fermer à certaines rééducations. « Je ne me sens pas assez à l’aise, et/ou formé(e) pour faire de la voix, du bégaiement … » . A mon sens, la prise en charge en orthophonie, c’est avant tout une histoire, une rencontre, une relation unique entre l’orthophoniste et le patient, si et seulement si cette relation est faite de respect mutuel et de bonne entente, car l’aspect humain est primordial. J’ai même entendu dire qu’un patient avaient fait changer d’avis une orthophoniste sur le fait de prendre en charge un type de pathologie qu’elle préférait auparavant déléguer à ses collègues.
En outre, en ce qui concerne certaines catégories de patients, généraliser trop vite peut être générateur de beaucoup de souffrances et d’incompréhensions. Par exemple, on dit souvent que les autistes manquent d’empathie. Une théorie sur le syndrome d’Asperger postule qu’à l’inverse, les autistes seraient bombardés par un trop-plein d’empathie affective (à défaut d’empathie cognitive), ce qui semble confirmé par de nombreux témoignages issus de blogs. Pour être au plus juste par rapport au vécu du patient, le mieux serait de lui demander ce qu’il éprouve intimement ou de s’informer sur le sujet, lorsque cela est possible. Sortir des stéréotypes est un processus, cela demande de l’écoute, de la bienveillance, des rencontres, des échanges, du temps… Moi-même, je pense avoir encore plein de choses à apprendre et à désapprendre !
Terminons sur une note positive : l’effet Pygmalion est un très bon outil à utiliser, mais de manière subtile je pense, afin d’encourager nos patients à progresser. Autant que par de la confiance, de la bienveillance et des représentations d’emblée positives envers le patient (ce qui semble naturel pour des thérapeutes, mais ce n’est pas toujours évident car nous sommes humains aussi), cet effet devrait être provoqué par notre comportement autant non verbal que verbal.
A vous !
Et vous, avez-vous déjà remarqué les effets de nos représentations et de nos attentes sur les prises en charge orthophoniques ?
Comment provoquez-vous l’effet Pygmalion ?
De manière générale, diriez-vous que votre pratique orthophonique a changé votre façon de vous représenter certaines catégories de patients ou de personnes ?
Merci à Philippe de m’avoir aiguillée vers une découverte fascinante et ô combien instructive : l’expérience de Rosenthal sur les rats. N’hésitez pas à votre tour à partager vos remarques en commentaires !
Merci
A nous de faire en sorte que le patient construise son propre effet pygmalion sur lui même….
Estime de lui meme et foi en ses compétences et capacités
La partie la plus subtile et passionnante de notre métier…. Non mesurable …. Ou si peu objectivable… Mais si « subjectivable »
Hyper intéressant. Ça donne à réfléchir à notre position de thérapeute mais aussi dans le reste de la vie quotidienne..
Très intéressant et complet merci !