Le concept de simplexité, longuement explicité dans l’ouvrage foisonnant du professeur au Collège de France Alain Berthoz, mérite largement que les orthophonistes le connaissent.
La première raison en est que les orthophonistes, c’est bien connu, ne s’occupent pas de machines bêtes et méchantes, mais d’êtres humains bien vivants, en chair et en os. Justement, ça tombe bien, parce que la simplexité constitue une propriété fondamentale des êtres vivants. Ces derniers, bien qu’ils ne s’en aperçoivent pas toujours, vivent dans un univers hautement complexe, et leur organisme est lui aussi complexe… d’autant plus lorsqu’il s’agit d’humains qui sont dotés d’un cerveau qui abrite des milliards et des milliards de neurones (pour être plus exact, environ 100 milliards de ces cellules étonnantes mènent leur petite vie dans notre boîte crânienne).
Face à cette complexité, il a fallu que le vivant s’organise. C’est alors que des solutions simplificatrices ont vu le jour. La simplexité (mélange entre complexité et simplicité) est partout en nous et autour de nous : elle concerne autant la cellule que les fonctions cognitives les plus élaborées. Elle crée des solutions étonnantes, parfois des détours, pour finalement nous faciliter l’existence. « Ces solutions sont des principes simplificateurs qui réduisent le nombre ou la complexité des processus et permettent de traiter très rapidement des informations ou des situations, en tenant compte de l’expérience passée et en anticipant l’avenir, qui facilitent la compréhension des intentions, sans dénaturer la complexité du réel. »
Quelles sont les innovations biologiques que le vivant a concoctées sans en avoir l’air pour nous aider à vivre et penser comme des êtres humains ? Nous dévoilerons quelques-unes d’entre elles, en particulier les innovations simplexes pertinentes pour mieux comprendre nos patients suivis en orthophonie, laissant aux lecteurs d’Alain Berthoz le plaisir de découvrir les autres. A noter : les mécanismes simplexes que nous choisissons de décrire dans cet article évoqueront probablement déjà des connaissances que les orthophonistes ont acquises dans le domaine de la neuropsychologie.
L’invention de l’œil et des mouvements du regard
Tout bête que cela paraisse à dire, l’œil est une invention formidable. Cet organe qui capte la lumière a rendu possibles plusieurs petites merveilles : faciliter le maintien de l’équilibre et de la locomotion, l’exploration visuelle ainsi que la poursuite oculaire, mais aussi la focalisation de l’attention grâce à la fixation de l’image visuelle sur la rétine, et la capacité cognitive d’anticiper des événements.
Le regard permet la communication : il transmet des émotions, est un moyen de partager avec autrui des échanges de regard, des intentions… A bon entendeur : « Le contact du regard active instantanément l’amygdale, qui attribue de la valeur aux objets de notre environnement et déclenche la peur ou l’attirance. » Rien qu’en regardant un objet ou une personne, un premier jugement se crée (j’aime/je n’aime pas). L’œil est bien plus que ce qu’il semble à première vue !
L’inhibition
D’immenses quantités d’informations nous parviennent à chaque instant, et pourtant nous savons faire le tri en sélectionnant ce qui est pertinent pour l’action en cours. Nous devrions pour cela remercier éternellement un des grands secrets du fonctionnement cérébral, j’ai nommé… le mécanisme d’inhibition ! Alain Berthoz est visiblement sur la même longueur d’ondes que le psychologue Olivier Houdé sur cette question : tous les deux placent l’inhibition au cœur du développement cognitif. Sans l’inhibition, nous serions prisonniers du concret et des sensations de l’instant présent, incapables de manipuler les données reçues et de prendre de la distance avec elles. Alain Berthoz nous le rappelle : « tous les grands centres du cerveau (cervelet, ganglions de la base, cortex préfrontal) qui interviennent dans la coordination des mouvements, la sélection de l’action, la prédiction du futur ou la décision, sont dotés d’un outil d’inhibition – c’est, par exemple, le développement du cortex préfrontal qui a permis à l’homme de ne pas être l’esclave de la réalité vécue, du flux des événements, du monde, de prendre ses distances par rapport au réel, de changer de point de vue. »
La modularité des fonctions attentionnelles
En plus de l’inhibition, le vivant a développé chez les humains un cerveau qui tient formidablement son rôle de chef d’orchestre, puisque ce dernier possède un système où chaque type de perception a ses réseaux de neurones spécialisés pour la traiter. « Devant la complexité, les organismes vivants ont choisi la spécialisation, la modularité, la séparation des fonctions, la division du travail, la catégorisation, la distinction. » En particulier, on distingue des réseaux neuronaux correspondant à la vigilance, à l’attention sélective, soutenue ou divisée, sans oublier l’amygdale et le cortex cingulaire qui attribuent une valeur émotionnelle à ce que nous percevons, ce qui va ensuite déterminer la qualité de l’attention. De plus, les différentes fonctions (vision et attention par exemple) travaillent ensemble. Pour preuve, la qualité de l’attention influence la qualité de la perception visuelle d’un objet ! C’est pourquoi Alain Berthoz insiste sur ce point : « L’attention n’est pas seulement un mécanisme de filtrage sélectif, un mécanisme d’amplification. C’est une véritable fonction cognitive et motrice, ancrée dans l’action ».
Les mécanismes de l’action
Nous avons jusqu’à présent évoqué quelques mécanismes permettant à l’être vivant d’analyser son environnement de manière simplexe. Or, il ne s’agit pas juste d’analyser le monde, mais aussi d’y agir (sinon, ce serait bien ennuyeux). Heureusement, le cerveau dispose de raccourcis pour se préparer à l’action : la création de modèles internes de l’environnement (rendant possibles l’anticipation d’événements et la formation d’ hypothèses). Par exemple, si nous saisissons une bouteille vide alors que nous nous attendions à ce qu’elle soit pleine, nous seront fort surpris (et probablement un peu déçus) car notre cerveau avait anticipé le poids de la bouteille… Autre mécanisme simplexe : la réalisation de mesures approximatives avant tout adaptées à l’action qu’il est possible de réaliser dans notre environnement : « le cerveau ne mesure pas du tout les paramètres physiques des objets (luminance, contraste, dimension, etc.), mais le rapport entre l’objet perçu (un fauteuil, une porte) et une action en puissance », par exemple « s’y asseoir, la franchir ». D’autres mécanismes existent, notamment la redondance des informations (« importante pour le raisonnement inductif et l’inférence »).
Enfin, nous souhaitons mentionner le mécanisme de l’inférence bayésienne utilisé dans la prise de décision. Dit comme ça, on pourrait penser à une théorie mathématique ultra sophistiquée. Pourtant, il n’en est rien. Thomas Bayes, mathématicien et pasteur de son état, a créé au XVIIIe siècle une théorie mathématique (que nous ne détaillerons pas) qui intéresse aujourd’hui hautement les psychologues et les neuroscientifiques. Petite explication : avant de prendre une décision (par exemple, prédire s’il y aura de l’orage demain), le cerveau doit formuler des hypothèses à partir des données qu’il possède en mémoire, des données actuelles, et d’une prédiction de l’avenir. Au final, le cerveau retiendra l’hypothèse la plus vraisemblable après avoir analysé toutes ces données. « L’idée du raisonnement probabiliste bayésien est de s’en tenir à l’essentiel, à ce qui est «le plus souvent vrai». Par exemple, une petite chose allongée qui se déplace lentement est probablement un ver de terre. » Ce mécanisme de simplification du réel est bien utile, mais il peut parfois nous conduire à l’erreur (le serpent que l’on croyait avoir vu se révèle être un simple bâton de bois) ou pire, à un jugement hâtif sur autrui qui peut s’avérer dangereux si la personne ne sait pas se remettre en question. Une interrogation nous vient : le préjugé, la recherche d’un bouc émissaire, seraient-ils des stratégies simplexes pour éviter d’avoir à réfléchir de manière approfondie ? Il serait bon parfois de prendre de la distance avec son cerveau et sa tendance à simplifier les choses…
De l’espace pour penser
Cette partie est pour nous la plus intéressante de l’ouvrage d’Alain Berthoz. L’utilisation de l’espace par l’être humain lui permettrait de simplifier la compréhension de son environnement et d’autrui.
Cela se passe d’abord dans le cerveau. Ce dernier a recours à une disposition spatiale des neurones dans le cortex moteur (chaque membre du corps correspond à une petite zone cérébrale du cortex moteur, ce qui vaut à cette disposition le nom d’homonculus). De même, la cochlée utilise l’espace pour coder la hauteur des sons (c’est la fameuse tonotopie cochléaire), du côté de la vision l’image qui se projette sur la rétine se retrouve codée spatialement dans les aires visuelles du cerveau. De plus, des réseaux neuronaux différents sont activés par le traitement de l’espace personnel (se coiffer, écrire…), extra-personnel (aller de la cuisine au salon) et de l’espace lointain (imaginer un trajet depuis mon domicile et mon lieu de travail ou la piscine, au choix selon l’humeur).
Les capacités d’empathie et de compréhension du raisonnement d’autrui trouveraient même leur origine dans la capacité du cerveau à changer concrètement de point de vue ! Alain Berthoz a pour cela proposé une « théorie spatiale de l’empathie » (…) Cette opération mentale suppose que l’on fasse une sorte de rotation mentale sur soi-même, par rapport à l’environnement ou à un objet de l’environnement, tout en gardant une perspective principale de cet environnement. » Les premiers échanges de regard, pendant lesquels le bébé regarde et est regardé à la fois, seraient des expériences fondatrices de cette capacité à changer de point de vue.
Enfin, la notion d’espace rendrait plus simples les processus mentaux du raisonnement. Par exemple, chez les écrivains, les schémas et le dessin sont souvent utilisés comme moyens mnémotechniques. Chez les Romains, la mémorisation d’un discours se faisait en associant à chaque pièce de la maison une partie du discours à prononcer… Nous pourrions ajouter que l’espace créé par les livres et les supports numériques actuellement nous permettent de stocker des informations hors de notre cerveau (il s’agit d’une mémoire externe disponible à tout moment).
En guise de conclusion
Nous pensons que la lecture d’Alain Berthoz mérite le détour, bien que ce qu’il nous dise ne soit pas entièrement nouveau pour les oreilles curieuses et averties des orthophonistes. Cet ouvrage ne nous rendra pas la vie plus facile mais permettra de mieux comprendre comment le cerveau fonctionne et de s’en émerveiller comme le fait l’auteur de ce livre. Ce que nous en avons essentiellement retenu ? Le fait que les processus mentaux de la perception et de l’attention sont avant tout liés à l’action ou l’anticipation de l’action. Entraîner les processus attentionnels en orthophonie sera donc surtout efficace dans le cadre d’une action qui a un sens pour le patient (mémoriser un trajet, prendre des notes, retenir le nom de ses proches …).
Dernière chose contre laquelle Alain Berthoz nous met en garde : simplexité ne doit pas rimer avec simplicité (dans le sens de « bêtise »). Il ne faut jamais perdre de vue l’infinie richesse du fonctionnement cognitif humain qui restera, nous le croyons, à jamais un mystère que nous ne pourrons jamais réduire à de simples données chiffrées… La meilleure leçon que nous donne ce chercheur n’est-elle pas l’étonnement émerveillé devant l’intelligence du vivant ?
Bonus : Alain Berthoz parle de « La simplexité »
