Alzheimer : que répondre aux idées reçues ?

 

Orthophoniste travaillant régulièrement en EHPAD et à domicile auprès des personnes atteintes de démence et de leur entourage, j’ai déjà été face à des questions et à des remarques qui témoignent d’une connaissance imprécise ou erronée au sujet des démences de type Alzheimer (DTA).

En témoignent les deux exemples suivants :

Question posée par la fille d’une patiente : « Est-ce que vous trouvez qu’elle a encore sa tête ? »

Remarque d’un médecin à mon intention : « Les orthophonistes ne peuvent plus rien faire avec quelqu’un qui a un MMS inférieur à 10. »

A chaud, il est parfois difficile de répondre de manière juste à ce genre de questions qui peuvent s’avérer déstabilisantes. Dans ce billet, je propose des éléments de réponse qui s’appuient sur des études scientifiques. La recherche prend ici toute son utilité : lutter contre les idées reçues grâce à l’éclairage que peut fournir la raison. J’ai essayé de sélectionner des articles pertinents sans pour autant être formée à l’analyse d’articles scientifiques. Si vous trouvez de meilleures références je suis preneuse. Je m’appuierai aussi sur ce que j’ai pu observer et expérimenter sur le terrain.Tout en me souvenant que plus nous savons de choses, plus nous avons à découvrir !

 

Idée reçue 1 : La démence est synonyme de déchéance inéluctable

 

Rappelons d’abord que chaque personne est unique : les manifestations de la maladie vont être très différentes selon les personnes.

Rousseau (Les Approches Thérapeutiques en Orthophonie, 2004), cite des études qu’il a lui-même réalisées. Ces études montrent que les difficultés linguistiques des personnes atteintes de DTA sont influencées par différents facteurs : le degré d’atteinte cognitive, l’âge, le niveau socio-culturel, le lieu de vie, le profil neuropsychologique, le facteurs contextuels (en particulier le thème de discussion et le type d’actes produits par l’interlocuteur). Sur le terrain, je peux constater que le déclin cognitif ne va pas à la même vitesse pour tous mes patients. Nombreux sont ceux dont les performances linguistiques restent stables pendant de nombreuses années.

De plus, les personnes avec DTA que je vois en séance d’orthophonie présentent des profils très variés, et ce au sein d’un même champ cognitif. Exemples : un monsieur dont l’expression verbale est souvent incohérente parvient à trouver des mots dans l’émission télévisée Des chiffres et des lettres. Au niveau de la mémorisation des faits récents, ce même monsieur ne se souvient plus du résultat du premier tour de l’élection présidentielle mais il se rappelle avec malice un détail de la vie privée d’un des candidats.

 

Idée reçue 2 : Il ne se rend pas compte de son état

 

Il n’existe pas de réponse scientifique claire à cette question, même si les études montrent qu’une certaine proportion des patients avec DTA ne sont pas conscients de leur état (on parle d’anosognosie). Starkstein a passé en revue 71 études datant de 1980 à 2014. Il a retrouvé entre 20 et 80 % d’anosognosie chez les patients avec DTA. Cette différence entre les études est liée à la variabilité des méthodes de diagnostic, à des biais liés à l’échantillonnage, à l’hétérogénéité des échantillons, au niveau de démence… Toutefois la fréquence de l’anosognosie progresse avec l’avancée de la maladie.

Pour ma part, je dirais que la conscience d’avoir des troubles cognitifs est fluctuante en fonction des jours. Cette conscience émerge de temps à autre par des plaintes spontanées (une dame m’a confié sa souffrance : « je suis perdue, je ne sais même pas où est ma chambre, je ne sais plus ce que je dois faire, je sers plus à rien ») ou des remarques sur le ton de l’humour (« je suis fichue », « c’est la vieillure »)…

 

Idée reçue 3 : Il ne sait plus qui il est

 

Quelques études sur la conscience de soi et l’identité chez la personne avec DTA ont été menées.

Gil, professeur de neurologie à Poitiers, a montré dans une étude de 2001 que la conscience de soi n’était pas atteinte de manière uniforme chez les personnes avec DTA. « Une étude des diverses facettes de la conscience de Soi dans une population de malades Alzheimer avait ainsi pu montrer que s’il y avait bien une atteinte de la Conscience de Soi, cette atteinte n’était pas globale mais composite. Ainsi, les connaissances sémantiques sur leur identité, leur conscience du schéma corporel et même la conscience de leur état affectif étaient moins souvent atteintes que la conscience de leur maladie, leur mémoire du futur (donc leur capacité à faire des projets) et les jugements moraux ».

 

Gil explique dans un article de 2011, comment la maladie d’Alzheimer retentit sur le sentiment d’identité de la personne. Plus la mémoire sémantique est préservée, meilleure est la conscience de soi. Je le cite tel quel parce que je trouve ses propos très clairs : « La maladie d’Alzheimer, cause la plus fréquente, devenue modèle du vieillissement cérébral pathologique, comporte des troubles précoces de la mémoire autobiographique entraînant une fragmentation de la continuité identitaire et un affaiblissement du sentiment d’identité en rapport avec une atteinte élective des souvenirs épisodiques, alors que la plus grande résistance de la mémoire sémantique permet aux sujets de conserver des connaissances générales sur eux-mêmes, même s’ils ne peuvent pas se rappeler de souvenirs vécus. (…) L’étude des diverses facettes de la conscience de Soi a ainsi montré la robustesse des connaissances générales sur l’identité (nom, prénom, métier exercé, prénom de l’époux ou de l’épouse…). Ces repères, qui constituent l’ultime rempart identitaire, concernent ainsi les éléments les plus sémantisés de la mémoire autobiographique puisqu’ils intéressent non pas des événements mais des connaissances du sujet sur ce qui a constitué l’histoire de sa vie ».

La plupart de mes patients avec DTA peuvent me dire leur date de naissance mais pas leur âge. Tous connaissent leur nom. Ils connaissent aussi leur lieu de naissance, le nom de leur parents et de leur conjoint… Le nom des enfants et des petits-enfants est parfois mélangé. Mes patients savent ce qu’ils n’aiment ou pas. On ne peut donc pas dire que ces patients perdent complètement la mémoire.



Idée reçue 4 : Il ne reconnaîtra plus ses proches

 

La reconnaissance des visages des personnes familières est très longtemps préservée. Les patients ont d’abord des « difficultés à reconnaître les visages familiers, les visages célèbres » et leurs troubles de la reconnaissance sont plus tardifs « pour les visages des personnes familières » (Pasquier, 2002, cité par Rousseau, 2004).

A vrai dire je n’ai quasiment jamais observé cela chez mes patients. J’observe surtout des troubles pour nommer les personnes (notamment le personnel soignant) chez mes patients, même si tous mes patients savent correctement identifier leurs proches. Quant à moi qui suis leur orthophoniste, même s’ils ne peuvent généralement pas mettre de nom sur mon visage, et même s’ils me prennent parfois pour leur fille ou leur amie, mes patients me reconnaissent comme une personne de leur entourage familier.

 

Idée reçue 5 : Il ne peut plus rien mémoriser

 

Des capacités de mémorisation et d’apprentissage sont encore possibles chez les personnes avec une maladie d’Alzheimer jusqu’à un certain stade, en particulier grâce au fonctionnement de la mémoire implicite (ou procédurale).

Ce type de mémoire est particulièrement mis en jeu dans la musique. D’après la revue de littérature de Moussard (2012), « la mémoire procédurale musicale serait préservée le plus longtemps, certains musiciens étant toujours aptes à jouer de leur instrument malgré la maladie, y compris en stade avancé (par exemple, Beatty, Salmon, Butters, Heindel, & Granholm, 1988), et même à apprendre de nouvelles pièces (Cowles et al., 2003). Des études plus récentes ont montré que d’autres patients non musiciens sont également capables de reconnaître de nouveaux extraits instrumentaux entendus deux mois auparavant, ce qui n’est pas le cas pour des nouveaux extraits verbaux (histoires ou poèmes ; Samson, Dellacherie, & Platel, 2009). D’autres observations (Platel, en préparation) montrent qu’ils peuvent aussi apprendre à chanter de nouvelles chansons ; dans ce cas, la mélodie semble être mémorisée plus rapidement que les paroles. Une interprétation possible de cette observation repose sur le fait que l’ancrage mnésique de la mélodie (informations perceptuelles) requiert davantage les processus de mémoire implicite, mieux préservés dans la démence ».

Moussard et ses collègues ont également montré l’effet bénéfique de la musique chez un patient avec DTA au stade léger pour mémoriser un texte : « le texte chanté a amené à de meilleures performances dans la rétention à long terme de l’extrait. »

Groussard (2013) explique que la mémoire sémantique associée à la musique active des réseaux neuronaux plus étendus que la mémoire sémantique verbale, « avec des activations temporales et préfrontales dans les deux hémisphères. Ce caractère distribué de la mémoire sémantique musicale pourrait être un des facteurs expliquant la résistance parfois spectaculaire de cette mémoire dans la maladie d’Alzheimer, par rapport aux connaissances strictement verbales ».

Je tiens aussi à citer l’ étude très prometteuse de la logopède Mathilde Magenti (2016) sur les liens bénéfiques entre exercices de yoga et fonctions cognitives chez une patiente avec DTA au stade léger âgée de 88 ans. La patiente s’est montrée capable de mémoriser les exercices : « En ce qui concerne les résultats du protocole, un apprentissage des exercices s’est réalisé très rapidement au fil des séances, au point de devenir des automatismes. Mme B. connait les gestes à réaliser pour chacun des exercices ». Il y a même eu une amélioration des capacités linguistiques et mnésiques : « aucun score n’a baissé, et on relève même une diminution du manque du mot ainsi qu’une amélioration de l’encodage ». La patiente qui était au départ anosognosique était même capable suite à ce protocole de verbaliser ses difficultés cognitives.

 

Idée reçue 6 : Si le patient a un MMS en dessous de 10, on ne peut plus rien faire pour lui

 

Entre le moment où la maladie est diagnostiquée et le décès du patient, il y a toujours quelque chose à faire pour maintenir les capacités de communication. L’orthophoniste a une place particulière dans cette réflexion et dans la mise en place d’interventions thérapeutiques, même s’il n’est pas le seul. La communication appartient à tout le monde. Les autres professionnels ainsi que l’entourage des patients sont tout aussi bien concernés par cette réflexion et les actions qui peuvent être mises en place.

Au niveau de la communication du patient avec DTA, l’environnement a un rôle essentiel à jouer. La thérapie écosystémique décrite par Rousseau (Approches thérapeutiques en orthophonie, tome 4, 2004) s’inscrit dans cette dynamique. En effet, « cette approche privilégie un travail basé sur l’interlocution qui met en jeu, non seulement le malade, mais aussi son entourage qui va modifier ses comportements de communication en fonction des troubles spécifiques du malade et qui va lui permettre de s’appuyer sur son propre discours ».

Rousseau évoque le cas d’une dame de 75 ans qui a bénéficié pendant un an de deux séances par semaine de thérapie écosystémique. Les résultats prouvent l’efficacité de la thérapie : la patiente présente une détérioration cognitive nette (démence modérée à profonde) mais on observe une réelle amélioration de ses capacités de communication. Les paramètres suivants en témoignent : augmentation du nombre d’actes de langage émis au total, augmentation du nombre d’actes de langage adéquats, amélioration dans les situations où elle peut s’exprimer librement sur des thèmes de son choix ou de situations où la conversation est dirigée par l’interlocuteur.

De plus, il est aussi possible d’intervenir sur les capacités sensorielles du patient. La vigilance envers la présence de troubles sensoriels doit être l’affaire de tous. Kenigsberg (2015) le souligne : « Les professionnels impliqués dans les maladies neurodégénératives restent insuffisamment sensibilisés aux déficits sensoriels, qui peuvent fausser l’évaluation de la cognition ». Les troubles sensoriels concernent la vue, l’ouïe, l’équilibre, et peuvent souvent être corrigés.

Kenigsberg ajoute : « Plus la désorientation est sévère, plus le toucher est nécessaire pour entrer en communication. » En particulier, le toucher-massage ou le toucher-détente permet aussi d’entrer en communication avec le patient bien qu’il existe certaines contre-indications qu’il faut connaître. Une étude (Skovdahl, 2007) a rapporté des effets positifs obtenus grâce à des massages prodigués par des aidants sur des patients présentant des troubles du comportement, au moins une fois par semaine pendant 7 mois. Chaque massage a duré entre 20 et 60 minutes et les parties du corps massées sont les mains, bras, pieds et jambes. Les auteurs de l’étude concluent que les massages sont utiles pour améliorer la communication non verbale et améliorer le bien-être psychologique des patients.

La musique peut aussi aider à entrer en communication avec ces personnes, même au stade très avancé de la maladie : « Norberg et collaborateurs (Norberg, Melin, & Asplund, 2003) ont montré que deux patients sur trois en stade final de démence ont une réaction particulière à la musique, comparativement à une stimulation tactile ou visuelle » (cité par Moussard, 2012).

 

Et vous, avez-vous déjà été confrontés à des idées reçues sur ce sujet ? Comment avez-vous répondu ?

Merci à Guillaume Duboisdindien de m’avoir donné l’idée d’aborder le sujet des idées reçues en orthophonie.

 

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6 commentaires sur “Alzheimer : que répondre aux idées reçues ?

  1. Hélène

    Je vous conseille de vous intéresser à la Validation (R) (NaomieFeils). Juliette Terpereau, orthophoniste, propose des formations à ce sujet.

    • Merci ! J’ai déjà lu le livre de Vicki Klerk-Rubin : « La méthode de Naomi Feil à l’usage des familles ». J’aime beaucoup cette approche pour son humanité et je pense son efficacité.

  2. François Hamon

    La notion de frontière professionnelle n’est pas une exclusion de l’autre, mais une manière de dire ce qu’on fait et ce qu’on ne fait pas. C’est un peu le sujet de mon bouquin en cours de rédaction. La question des frontières se pose avec les enseignants, certains médecins, les autres parameds, les psys, les familles.

    Nous sommes en tout cas d’accord sur le fait qu’il faut innover pour les patients DTA. L’orthophonie « bureau » n’est pas toujours adaptée. Il y a des psychologues qui font des ateliers très intéressants en gériatrie ou accueil de jour (réminescence, etc…). Le résident peut y participer ou pas selon sa forme, c’est assez souple. Il faudrait transposer cela en ortho, sans doute que des collègues le font déjà d’ailleurs.

    Bon courage pour vos recherches, je continue à vous suivre avec le plus grand intérêt !

  3. MAUGER Elisabeth

    Une lecture déjà bien connue peut aussi nous faire penser ces maladies autrement: le crépuscule de la raison et de l’idole à l’abject de jean Maisondieu.

  4. François Hamon

    Bonjour Raphaelle,
    Il y a aussi la notion de consentement aux soins, qui est importante, même si elle s’exprime de manière très ténue chez le patient. En pratique, nous sommes souvent contactés pour « réparer » des personnes démentes à la demande des familles, sans que le patient soit demandeur. J’ai en ce moment un patient atteint de maladie d’Alzheimer sévère (donc MMS<10), je le dérange plutôt que je ne l'aide, après deux ans de bonne participation… La question de la poursuite se pose donc.
    Sur les thérapies éco-systémiques, je suis plus sceptique, car la frontière professionnelle avec l'auxiliaire de vie ou l'aidant naturel n'est pas claire. Comme les aides sont privées et payantes, certaines familles sont tentées de se rabattre vers une prise en charge sécu au lieu de prendre les décisions qui s'imposent (comme un accueil de jour qu'il faudra payer). Est-ce à nous d'emmener les gens au marché, de les aider à tenir leur maison ? C'est très difficile et il faut trancher au cas par cas.
    A bientôt

    • Bonjour François,
      Merci pour votre commentaire vraiment intéressant.
      Cependant je suis moins d’accord avec vous sur la notion de « frontière professionnelle ». Je suis convaincue que nous devons transmettre note savoir aux aidants. De toute façon il ne s’agit pas de « donner » notre savoir d’orthophoniste en totalité, car ce que nous transmettons est adapté à un cas unique, celui du patient. Concernant les relais à la prise en charge orthophonique (« gratuite » il est vrai), c’est une question que je me pose aussi souvent. Nous n’avons pas à faire de l’occupationnel mais à nous préoccuper de la communication du patient. L’idéal serait de faire appel à un réseau de bénévoles si la famille n’a pas les moyens de payer un accueil de jour. Il faut encourager aussi les familles à rencontrer les assistants sociaux, car il serait dommage pour elles de ne pas bénéficier d’aides sociales par méconnaissance de leur existence.
      Bien à vous,
      Raphaëlle

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